LE TOUR DU MONDE EN QUATRE VINGTS JOURS par Jules Verne I DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT L UN COMME MAÎTRE L AUTRE COMME DOMESTIQUE En l année 1872 la maison portant le numéro 7 de Saville row Burlington Gardens maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814 était habitée par Phileas Fogg esq l un des membres les plus singuliers et les plus remarqués du Reform Club de Londres bien qu il semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l attention A l un des plus grands orateurs qui honorent l Angleterre succédait donc ce Phileas Fogg personnage énigmatique dont on ne savait rien sinon que c était un fort galant homme et l un des plus beaux gentlemen de la haute société anglaise On disait qu il ressemblait à Byron par la tête car il était irréprochable quant aux pieds mais un Byron à moustaches et à favoris un Byron impassible qui aurait vécu mille ans sans vieillir Anglais à coup sûr Phileas Fogg n était peut être pas Londonner On ne l avait jamais vu ni à la Bourse ni à la Banque ni dans aucun des comptoirs de la Cité Ni les bassins ni les docks de Londres n avaient jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg Ce gentleman ne figurait dans aucun comité d administration Son nom n avait jamais retenti dans un collège d avocats ni au Temple ni à Lincoln s inn ni à Gray s inn Jamais il ne plaida ni à la Cour du chancelier ni au Banc de la Reine ni à l Échiquier ni en Cour ecclésiastique Il n était ni industriel ni négociant ni marchand ni agriculteur Il ne faisait partie ni de l Institution royale de la Grande Bretagne ni de l Institution de Londres ni de l Institution des Artisans ni de l Institution Russell ni de l Institution littéraire de l Ouest ni de l Institution du Droit ni de cette Institution des Arts et des Sciences réunis qui est placée sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté Il n appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent dans la capitale de l Angleterre depuis la Société de l Armonica jusqu à la Société entomologique fondée principalement dans le but de détruire les insectes nuisibles Phileas Fogg était membre du Reform Club et voilà tout A qui s étonnerait de ce qu un gentleman aussi mystérieux comptât parmi les membres de cette honorable association on répondra qu il passa sur la recommandation de MM Baring frères chez lesquels il avait un crédit ouvert De là une certaine « surface » due à ce que ses chèques étaient régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant invariablement créditeur Ce Phileas Fogg était il riche Incontestablement Mais comment il avait fait fortune c est ce que les mieux informés ne pouvaient dire et Mr Fogg était le dernier auquel il convînt de s adresser pour l apprendre En tout cas il n était prodigue de rien mais non avare car partout où il manquait un appoint pour une chose noble utile ou généreuse il l apportait silencieusement et même anonymement En somme rien de moins communicatif que ce gentleman Il parlait aussi peu que possible et semblait d autant plus mystérieux qu il était silencieux Cependant sa vie était à jour mais ce qu il faisait était si mathématiquement toujours la même chose que l imagination mécontente cherchait au delà Avait il voyagé C était probable car personne ne possédait mieux que lui la carte du monde Il n était endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance spéciale Quelquefois mais en peu de mots brefs et clairs il redressait les mille propos qui circulaient dans le club au sujet des voyageurs perdus ou égarés il indiquait les vraies probabilités et ses paroles s étaient trouvées souvent comme inspirées par une seconde vue tant l événement finissait toujours par les justifier C était un homme qui avait dû voyager partout en esprit tout au moins Ce qui était certain toutefois c est que depuis de longues années Phileas Fogg n avait pas quitté Londres Ceux qui avaient l honneur de le connaître un peu plus que les autres attestaient que si ce n est sur ce chemin direct qu il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au club personne ne pouvait prétendre l avoir jamais vu ailleurs Son seul passe temps était de lire les journaux et de jouer au whist A ce jeu du silence si bien approprié à sa nature il gagnait souvent mais ses gains n entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme importante à son budget de charité D ailleurs il faut le remarquer Mr Fogg jouait évidemment pour jouer non pour gagner Le jeu était pour lui un combat une lutte contre une difficulté mais une lutte sans mouvement sans déplacement sans fatigue et cela allait à son caractère On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants ce qui peut arriver aux gens les plus honnêtes ni parents ni amis ce qui est plus rare en vérité Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Saville row où personne ne pénétrait De son intérieur jamais il n était question Un seul domestique suffisait à le servir Déjeunant dînant au club à des heures chronométriquement déterminées dans la même salle à la même table ne traitant point ses collègues n invitant aucun étranger il ne rentrait chez lui que pour se coucher à minuit précis sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform Club tient à la disposition des membres du cercle Sur vingt quatre heures il en passait dix à son domicile soit qu il dormît soit qu il s occupât de sa toilette S il se promenait c était invariablement d un pas égal dans la salle d entrée parquetée en marqueterie ou sur la galerie circulaire au dessus de laquelle s arrondit un dôme à vitraux bleus que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge S il dînait ou déjeunait c étaient les cuisines le garde manger l office la poissonnerie la laiterie du club qui fournissaient à sa table leurs succulentes réserves c étaient les domestiques du club graves personnages en habit noir chaussés de souliers à semelles de molleton qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un admirable linge en toile de Saxe c étaient les cristaux à moule perdu du club qui contenaient son sherry son porto ou son claret mélangé de cannelle de capillaire et de cinnamome c était enfin la glace du club glace venue à grands frais des lacs d Amérique qui entretenait ses boissons dans un satisfaisant état de fraîcheur Si vivre dans ces conditions c est être un excentrique il faut convenir que l excentricité a du bon La maison de Saville row sans être somptueuse se recommandait par un extrême confort D ailleurs avec les habitudes invariables du locataire le service s y réduisait à peu Toutefois Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une ponctualité une régularité extraordinaires Ce jour là même 2 octobre Phileas Fogg avait donné son congé à James Forster ce garçon s étant rendu coupable de lui avoir apporté pour sa barbe de l eau à quatre vingt quatre degrés Fahrenheit au lieu de quatre vingt six et il attendait son successeur qui devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie Phileas Fogg carrément assis dans son fauteuil les deux pieds rapprochés comme ceux d un soldat à la parade les mains appuyées sur les genoux le corps droit la tête haute regardait marcher l aiguille de la pendule appareil compliqué qui indiquait les heures les minutes les secondes les jours les quantièmes et l année A onze heures et demie sonnant Mr Fogg devait suivant sa quotidienne habitude quitter la maison et se rendre au Reform Club En ce moment on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait Phileas Fogg James Forster le congédié apparut « Le nouveau domestique » dit il Un garçon âgé d une trentaine d années se montra et salua « Vous êtes Français et vous vous nommez John lui demanda Phileas Fogg Jean n en déplaise à monsieur répondit le nouveau venu Jean Passepartout un surnom qui m est resté et que justifiait mon aptitude naturelle à me tirer d affaire Je crois être un honnête garçon monsieur mais pour être franc j ai fait plusieurs métiers J ai été chanteur ambulant écuyer dans un cirque faisant de la voltige comme Léotard et dansant sur la corde comme Blondin puis je suis devenu professeur de gymnastique afin de rendre mes talents plus utiles et en dernier lieu j étais sergent de pompiers à Paris J ai même dans mon dossier des incendies remarquables Mais voilà cinq ans que j ai quitté la France et que voulant goûter de la vie de famille je suis valet de chambre en Angleterre Or me trouvant sans place et ayant appris que M Phileas Fogg était l homme le plus exact et le plus sédentaire du Royaume Uni je me suis présenté chez monsieur avec l espérance d y vivre tranquille et d oublier jusqu à ce nom de Passepartout Passepartout me convient répondit le gentleman Vous m êtes recommandé J ai de bons renseignements sur votre compte Vous connaissez mes conditions Oui monsieur Bien Quelle heure avez vous Onze heures vingt deux répondit Passepartout en tirant des profondeurs de son gousset une énorme montre d argent Vous retardez dit Mr Fogg Que monsieur me pardonne mais c est impossible Vous retardez de quatre minutes N importe Il suffit de constater l écart Donc à partir de ce moment onze heures vingt neuf du matin ce mercredi 2 octobre 1872 vous êtes à mon service » Cela dit Phileas Fogg se leva prit son chapeau de la main gauche le plaça sur sa tête avec un mouvement d automate et disparut sans ajouter une parole Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois c était son nouveau maître qui sortait puis une seconde fois c était son prédécesseur James Forster qui s en allait à son tour Passepartout demeura seul dans la maison de Saville row II OU PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL « Sur ma foi se dit Passepartout un peu ahuri tout d abord j ai connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître » Il convient de dire ici que les « bonshommes » de Mme Tussaud sont des figures de cire fort visitées à Londres et auxquelles il ne manque vraiment que la parole Pendant les quelques instants qu il venait d entrevoir Phileas Fogg Passepartout avait rapidement mais soigneusement examiné son futur maître C était un homme qui pouvait avoir quarante ans de figure noble et belle haut de taille que ne déparait pas un léger embonpoint blond de cheveux et de favoris front uni sans apparences de rides aux tempes figure plutôt pâle que colorée dents magnifiques Il paraissait posséder au plus haut degré ce que les physionomistes appellent « le repos dans l action » faculté commune à tous ceux qui font plus de besogne que de bruit Calme flegmatique l oeil pur la paupière immobile c était le type achevé de ces Anglais à sang froid qui se rencontrent assez fréquemment dans le Royaume Uni et dont Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l attitude un peu académique Vu dans les divers actes de son existence ce gentleman donnait l idée d un être bien équilibré dans toutes ses parties justement pondéré aussi parfait qu un chronomètre de Leroy ou de Earnshaw C est qu en effet Phileas Fogg était l exactitude personnifiée ce qui se voyait clairement à « l expression de ses pieds et de ses mains » car chez l homme aussi bien que chez les animaux les membres eux mêmes sont des organes expressifs des passions Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts qui jamais pressés et toujours prêts sont économes de leurs pas et de leurs mouvements Il ne faisait pas une enjambée de trop allant toujours par le plus court Il ne perdait pas un regard au plafond Il ne se permettait aucun geste superflu On ne l avait jamais vu ému ni troublé C était l homme le moins hâté du monde mais il arrivait toujours à temps Toutefois on comprendra qu il vécût seul et pour ainsi dire en dehors de toute relation sociale Il savait que dans la vie il faut faire la part des frottements et comme les frottements retardent il ne se frottait à personne Quant à Jean dit Passepartout un vrai Parisien de Paris depuis cinq ans qu il habitait l Angleterre et y faisait à Londres le métier de valet de chambre il avait cherché vainement un maître auquel il pût s attacher Passepartout n était point un de ces Frontins ou Mascarilles qui les épaules hautes le nez au vent le regard assuré l oeil sec ne sont que d impudents drôles Non Passepartout était un brave garçon de physionomie aimable aux lèvres un peu saillantes toujours prêtes à goûter ou à caresser un être doux et serviable avec une de ces bonnes têtes rondes que l on aime à voir sur les épaules d un ami Il avait les yeux bleus le teint animé la figure assez grasse pour qu il pût lui même voir les pommettes de ses joues la poitrine large la taille forte une musculature vigoureuse et il possédait une force herculéenne que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée Ses cheveux bruns étaient un peu rageurs Si les sculpteurs de l Antiquité connaissaient dix huit façons d arranger la chevelure de Minerve Passepartout n en connaissait qu une pour disposer la sienne trois coups de démêloir et il était coiffé De dire si le caractère expansif de ce garçon s accorderait avec celui de Phileas Fogg c est ce que la prudence la plus élémentaire ne permet pas Passepartout serait il ce domestique foncièrement exact qu il fallait à son maître On ne le verrait qu a l user Après avoir eu on le sait une jeunesse assez vagabonde il aspirait au repos Ayant entendu vanter le méthodisme anglais et la froideur proverbiale des gentlemen il vint chercher fortune en Angleterre Mais jusqu alors le sort l avait mal servi Il n avait pu prendre racine nulle part Il avait fait dix maisons Dans toutes on était fantasque inégal coureur d aventures ou coureur de pays ce qui ne pouvait plus convenir à Passepartout Son dernier maître le jeune Lord Longsferry membre du Parlement après avoir passé ses nuits dans les « oysters rooms » d Hay Market rentrait trop souvent au logis sur les épaules des policemen Passepartout voulant avant tout pouvoir respecter son maître risqua quelques respectueuses observations qui furent mal reçues et il rompit Il apprit sur les entrefaites que Phileas Fogg esq cherchait un domestique Il prit des renseignements sur ce gentleman Un personnage dont l existence était si régulière qui ne découchait pas qui ne voyageait pas qui ne s absentait jamais pas même un jour ne pouvait que lui convenir Il se présenta et fut admis dans les circonstances que l on sait Passepartout onze heures et demie étant sonnées se trouvait donc seul dans la maison de Saville row Aussitôt il en commença l inspection Il la parcourut de la cave au grenier Cette maison propre rangée sévère puritaine bien organisée pour le service lui plut Elle lui fit l effet d une belle coquille de colimaçon mais d une coquille éclairée et chauffée au gaz car l hydrogène carburé y suffisait à tous les besoins de lumière et de chaleur Passepartout trouva sans peine au second étage la chambre qui lui était destinée Elle lui convint Des timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en communication avec les appartements de l entresol et du premier étage Sur la cheminée une pendule électrique correspondait avec la pendule de la chambre à coucher de Phileas Fogg et les deux appareils battaient au même instant la même seconde « Cela me va cela me va » se dit Passepartout Il remarqua aussi dans sa chambre une notice affichée au dessus de la pendule C était le programme du service quotidien Il comprenait depuis huit heures du matin heure réglementaire à laquelle se levait Phileas Fogg jusqu à onze heures et demie heure à laquelle il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform Club tous les détails du service le thé et les rôties de huit heures vingt trois l eau pour la barbe de neuf heures trente sept la coiffure de dix heures moins vingt etc Puis de onze heures et demie du matin à minuit heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman tout était noté prévu régularisé Passepartout se fit une joie de méditer ce programme et d en graver les divers articles dans son esprit Quant à la garde robe de monsieur elle était fort bien montée et merveilleusement comprise Chaque pantalon habit ou gilet portait un numéro d ordre reproduit sur un registre d entrée et de sortie indiquant la date à laquelle suivant la saison ces vêtements devaient être tour à tour portés Même réglementation pour les chaussures En somme dans cette maison de Saville row qui devait être le temple du désordre à l époque de l illustre mais dissipé Sheridan ameublement confortable annonçant une belle aisance Pas de bibliothèque pas de livres qui eussent été sans utilité pour Mr Fogg puisque le Reform Club mettait à sa disposition deux bibliothèques l une consacrée aux lettres l autre au droit et à la politique Dans la chambre à coucher un coffre fort de moyenne grandeur que sa construction défendait aussi bien de l incendie que du vol Point d armes dans la maison aucun ustensile de chasse ou de guerre Tout y dénotait les habitudes les plus pacifiques Après avoir examiné cette demeure en détail Passepartout se frotta les mains sa large figure s épanouit et il répéta joyeusement «Cela me va voilà mon affaire Nous nous entendrons parfaitement Mr Fogg et moi Un homme casanier et régulier Une véritable mécanique Eh bien je ne suis pas fâché de servir une mécanique » III OU S ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER A PHILEAS FOGG Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville row à onze heures et demie et après avoir placé cinq cent soixante quinze fois son pied droit devant son pied gauche et cinq cent soixante seize fois son pied gauche devant son pied droit il arriva au Reform Club vaste édifice élevé dans Pall Mall qui n a pas coûté moins de trois millions à bâtir Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger dont les neuf fenêtres s ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà dorés par l automne Là il prit place à la table habituelle où son couvert l attendait Son déjeuner se composait d un hors d oeuvre d un poisson bouilli relevé d une « reading sauce » de premier choix d un roastbeef écarlate agrémenté de condiments « mushroom » d un gâteau farci de tiges de rhubarbe et de groseilles vertes d un morceau de chester le tout arrosé de quelques tasses de cet excellent thé spécialement recueilli pour l office du Reform Club A midi quarante sept ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand salon somptueuse pièce ornée de peintures richement encadrées Là un domestique lui remit le Times non coupé dont Phileas Fogg opéra le laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande habitude de cette difficile opération La lecture de ce journal occupa Phileas Fogg jusqu à trois heures quarante cinq et celle du Standard qui lui succéda dura jusqu au dîner Ce repas s accomplit dans les mêmes conditions que le déjeuner avec adjonction de « royal british sauce » A six heures moins vingt le gentleman reparut dans le grand salon et s absorba dans la lecture du Morning Chronicle Une demi heure plus tard divers membres du Reform Club faisaient leur entrée et s approchaient de la cheminée où brûlait un feu de houille C étaient les partenaires habituels de Mr Phileas Fogg comme lui enragés joueurs de whist l ingénieur Andrew Stuart les banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin le brasseur Thomas Flanagan Gauthier Ralph un des administrateurs de la Banque d Angleterre personnages riches et considérés même dans ce club qui compte parmi ses membres les sommités de l industrie et de la finance « Eh bien Ralph demanda Thomas Flanagan où en est cette affaire de vol Eh bien répondit Andrew Stuart la Banque en sera pour son argent J espère au contraire dit Gauthier Ralph que nous mettrons la main sur l auteur du vol Des inspecteurs de police gens fort habiles ont été envoyés en Amérique et en Europe dans tous les principaux ports d embarquement et de débarquement et il sera difficile à ce monsieur de leur échapper Mais on a donc le signalement du voleur demanda Andrew Stuart D abord ce n est pas un voleur répondit sérieusement Gauthier Ralph Comment ce n est pas un voleur cet individu qui a soustrait cinquante cinq mille livres en bank notes 1 million 375 000 francs Non répondit Gauthier Ralph C est donc un industriel dit John Sullivan Le Morning Chronicle assure que c est un gentleman » Celui qui fit cette réponse n était autre que Phileas Fogg dont la tête émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui En même temps Phileas Fogg salua ses collègues qui lui rendirent son salut Le fait dont il était question que les divers journaux du Royaume Uni discutaient avec ardeur s était accompli trois jours auparavant le 29 septembre Une liasse de bank notes formant l énorme somme de cinquante cinq mille livres avait été prise sur la tablette du caissier principal de la Banque d Angleterre A qui s étonnait qu un tel vol eût pu s accomplir aussi facilement le sous gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondre qu à ce moment même le caissier s occupait d enregistrer une recette de trois shillings six pence et qu on ne saurait avoir l oeil à tout Mais il convient de faire observer ici ce qui rend le fait plus explicable que cet admirable établissement de « Bank of England » paraît se soucier extrêmement de la dignité du public Point de gardes point d invalides point de grillages L or l argent les billets sont exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu On ne saurait mettre en suspicion l honorabilité d un passant quelconque Un des meilleurs observateurs des usages anglais raconte même ceci Dans une des salles de la Banque où il se trouvait un jour il eut la curiosité de voir de plus pris un lingot d or pesant sept à huit livres qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier il prit ce lingot l examina le passa à son voisin celui ci à un autre si bien que le lingot de main en main s en alla jusqu au fond d un corridor obscur et ne revint qu une demi heure après reprendre sa place sans que le caissier eût seulement levé la tête Mais le 29 septembre les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi La liasse de bank notes ne revint pas et quand la magnifique horloge posée au dessus du « drawing office » sonna à cinq heures la fermeture des bureaux la Banque d Angleterre n avait plus qu à passer cinquante cinq mille livres par le compte de profits et pertes Le vol bien et dûment reconnu des agents des « détectives » choisis parmi les plus habiles furent envoyés dans les principaux ports à Liverpool à Glasgow au Havre à Suez à Brindisi à New York etc avec promesse en cas de succès d une prime de deux mille livres 50 000 F et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée En attendant les renseignements que devait fournir l enquête immédiatement commencée ces inspecteurs avaient pour mission d observer scrupuleusement tous les voyageurs en arrivée ou en partance Or précisément ainsi que le disait le Morning Chronicle on avait lieu de supposer que l auteur du vol ne faisait partie d aucune des sociétés de voleurs d Angleterre Pendant cette journée du 29 septembre un gentleman bien mis de bonnes manières l air distingué avait été remarqué qui allait et venait dans la salle des paiements théâtre du vol L enquête avait permis de refaire assez exactement le signalement de ce gentleman signalement qui fut aussitôt adressé à tous les détectives du Royaume Uni et du continent quelques bons esprits et Gauthier Ralph était du nombre se croyaient donc fondés à espérer que le voleur n échapperait pas Comme on le pense ce fait était à l ordre du jour à Londres et dans toute l Angleterre On discutait on se passionnait pour ou contre les probabilités du succès de la police métropolitaine On ne s étonnera donc pas d entendre les membres du Reform Club traiter la même question d autant plus que l un des sous gouverneurs de la Banque se trouvait parmi eux L honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des recherches estimant que la prime offerte devrait singulièrement aiguiser le zèle et l intelligence des agents Mais son collègue Andrew Stuart était loin de partager cette confiance La discussion continua donc entre les gentlemen qui s étaient assis à une table de whist Stuart devant Flanagan Fallentin devant Phileas Fogg Pendant le jeu les joueurs ne parlaient pas mais entre les robres la conversation interrompue reprenait de plus belle « Je soutiens dit Andrew Stuart que les chances sont en faveur du voleur qui ne peut manquer d être un habile homme Allons donc répondit Ralph il n y a plus un seul pays dans lequel il puisse se réfugier Par exemple Où voulez vous qu il aille Je n en sais rien répondit Andrew Stuart mais après tout la terre est assez vaste Elle l était autrefois » dit à mi voix Phileas Fogg Puis « A vous de couper monsieur » ajouta t il en présentant les cartes à Thomas Flanagan La discussion fut suspendue pendant le robre Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait disant « Comment autrefois Est ce que la terre a diminué par hasard Sans doute répondit Gauthier Ralph Je suis de l avis de Mr Fogg La terre a diminué puisqu on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu il y a cent ans Et c est ce qui dans le cas dont nous nous occupons rendra les recherches plus rapides Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur A vous de jouer monsieur Stuart » dit Phileas Fogg Mais l incrédule Stuart n était pas convaincu et la partie achevée « Il faut avouer monsieur Ralph reprit il que vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué Ainsi parce qu on en fait maintenant le tour en trois mois En quatre vingts jours seulement dit Phileas Fogg En effet messieurs ajouta John Sullivan quatre vingts jours depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le « Great Indian peninsular railway » et voici le calcul établi par le Morning Chronicle De Londres à Suez par le Mont Cenis et Brindisi railways et paquebots 7 jours De Suez à Bombay paquebot 13 De Bombay à Calcutta railway 3 De Calcutta à Hong Kong Chine paquebot 13 De Hong Kong à Yokohama Japon paquebot 6 De Yokohama à San Francisco paquebot 22 De San Francisco New York railroad 7 De New York à Londres paquebot et railway 9 Total 80 jours Oui quatre vingts jours s écria Andrew Stuart qui par inattention coupa une carte maîtresse mais non compris le mauvais temps les vents contraires les naufrages les déraillements etc Tout compris répondit Phileas Fogg en continuant de jouer car cette fois la discussion ne respectait plus le whist Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails s écria Andrew Stuart s ils arrêtent les trains pillent les fourgons scalpent les voyageurs Tout compris » répondit Phileas Fogg qui abattant son jeu ajouta « Deux atouts maîtres » Andrew Stuart à qui c était le tour de « faire » ramassa les cartes en disant « Théoriquement vous avez raison monsieur Fogg mais dans la pratique Dans la pratique aussi monsieur Stuart Je voudrais bien vous y voir Il ne tient qu à vous Partons ensemble Le Ciel m en préserve s écria Stuart mais je parierais bien quatre mille livres 100 000 F qu un tel voyage fait dans ces conditions est impossible Très possible au contraire répondit Mr Fogg Eh bien faites le donc Le tour du monde en quatre vingts jours Oui Je le veux bien Quand Tout de suite C est de la folie s écria Andrew Stuart qui commençait à se vexer de l insistance de son partenaire Tenez jouons plutôt Refaites alors répondit Phileas Fogg car il y a maldonne » Andrew Stuart reprit les cartes d une main fébrile puis tout à coup les posant sur la table « Eh bien oui monsieur Fogg dit il oui je parie quatre mille livres Mon cher Stuart dit Fallentin calmez vous Ce n est pas sérieux Quand je dis je parie répondit Andrew Stuart c est toujours sérieux Soit » dit Mr Fogg Puis se tournant vers ses collègues « J ai vingt mille livres 500 000 F déposées chez Baring frères Je les risquerai volontiers Vingt mille livres s écria John Sullivan Vingt mille livres qu un retard imprévu peut vous faire perdre L imprévu n existe pas répondit simplement Phileas Fogg Mais monsieur Fogg ce laps de quatre vingts jours n est calculé que comme un minimum de temps Un minimum bien employé suffit à tout Mais pour ne pas le dépasser il faut sauter mathématiquement des railways dans les paquebots et des paquebots dans les chemins de fer Je sauterai mathématiquement C est une plaisanterie Un bon Anglais ne plaisante jamais quand il s agit d une chose aussi sérieuse qu un pari répondit Phileas Fogg Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre vingts jours ou moins soit dix neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes Acceptez vous Nous acceptons répondirent MM Stuart Fallentin Sullivan Flanagan et Ralph après s être entendus Bien dit Mr Fogg Le train de Douvres part à huit heures quarante cinq Je le prendrai Ce soir même demanda Stuart Ce soir même répondit Phileas Fogg Donc ajouta t il en consultant un calendrier de poche puisque c est aujourd hui mercredi 2 octobre je devrai être de retour à Londres dans ce salon même du Reform Club le samedi 21 décembre à huit heures quarante cinq du soir faute de quoi les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring frères vous appartiendront de fait et de droit messieurs Voici un chèque de pareille somme » Un procès verbal du pari fut fait et signé sur le champ par les six co intéressés Phileas Fogg était demeuré froid Il n avait certainement pas parié pour gagner et n avait engagé ces vingt mille livres la moitié de sa fortune que parce qu il prévoyait qu il pourrait avoir à dépenser l autre pour mener à bien ce difficile pour ne pas dire inexécutable projet Quant à ses adversaires eux ils paraissaient émus non pas à cause de la valeur de l enjeu mais parce qu ils se faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions Sept heures sonnaient alors On offrit à Mr Fogg de suspendre le whist afin qu il pût faire ses préparatifs de départ « Je suis toujours prêt » répondit cet impassible gentleman et donnant les cartes « Je retourne carreau dit il A vous de jouer monsieur Stuart » IV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT SON DOMESTIQUE A sept heures vingt cinq Phileas Fogg après avoir gagné une vingtaine de guinées au whist prit congé de ses honorables collègues et quitta le Reform Club A sept heures cinquante il ouvrait la porte de sa maison et rentrait chez lui Passepartout qui avait consciencieusement étudié son programme fut assez surpris en voyant Mr Fogg coupable d inexactitude apparaître à cette heure insolite Suivant la notice le locataire de Saville row ne devait rentrer qu à minuit précis Phileas Fogg était tout d abord monté à sa chambre puis il appela « Passepartout » Passepartout ne répondit pas Cet appel ne pouvait s adresser à lui Ce n était pas l heure « Passepartout » reprit Mr Fogg sans élever la voix davantage Passepartout se montra « C est la deuxième fois que je vous appelle dit Mr Fogg Mais il n est pas minuit répondit Passepartout sa montre à la main Je le sais reprit Phileas Fogg et je ne vous fais pas de reproche Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais » Une sorte de grimace s ébaucha sur la ronde face du Français Il était évident qu il avait mal entendu « Monsieur se déplace demanda t il Oui répondit Phileas Fogg Nous allons faire le tour du monde » Passepartout l oeil démesurément ouvert la paupière et le sourcil surélevés les bras détendus le corps affaissé présentait alors tous les symptômes de l étonnement poussé jusqu à la stupeur « Le tour du monde murmura t il En quatre vingts jours répondit Mr Fogg Ainsi nous n avons pas un instant à perdre Mais les malles dit Passepartout qui balançait inconsciemment sa tête de droite et de gauche Pas de malles Un sac de nuit seulement Dedans deux chemises de laine trois paires de bas Autant pour vous Nous achèterons en route Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage Ayez de bonnes chaussures D ailleurs nous marcherons peu ou pas Allez » Passepartout aurait voulu répondre Il ne put Il quitta la chambre de Mr Fogg monta dans la sienne tomba sur une chaise et employant une phrase assez vulgaire de son pays « Ah bien se dit il elle est forte celle là Moi qui voulais rester tranquille » Et machinalement il fit ses préparatifs de départ Le tour du monde en quatre vingts jours Avait il affaire à un fou Non C était une plaisanterie On allait à Douvres bien A Calais soit Après tout cela ne pouvait notablement contrarier le brave garçon qui depuis cinq ans n avait pas foulé le sol de la patrie Peut être même irait on jusqu à Paris et ma foi il reverrait avec plaisir la grande capitale Mais certainement un gentleman aussi ménager de ses pas s arrêterait là Oui sans doute mais il n en était pas moins vrai qu il partait qu il se déplaçait ce gentleman si casanier jusqu alors A huit heures Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait sa garde robe et celle de son maître puis l esprit encore troublé il quitta sa chambre dont il ferma soigneusement la porte et il rejoignit Mr Fogg Mr Fogg était prêt Il portait sous son bras le Bradshaw s continental railway steam transit and general guide qui devait lui fournir toutes les indications nécessaires à son voyage Il prit le sac des mains de Passepartout l ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles bank notes qui ont cours dans tous les pays « Vous n avez rien oublié demanda t il Rien monsieur Mon mackintosh et ma couverture Les voici Bien prenez ce sac » Mr Fogg remit le sac à Passepartout « Et ayez en soin ajouta t il Il y a vingt mille livres dedans 500 000 F » Le sac faillit s échapper des mains de Passepartout comme si les vingt mille livres eussent été en or et pesé considérablement Le maître et le domestique descendirent alors et la porte de la rue fut fermée à double tour Une station de voitures se trouvait à l extrémité de Saville row Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing Cross à laquelle aboutit un des embranchements du South Eastern railway A huit heures vingt le cab s arrêta devant la grille de la gare Passepartout sauta à terre Son maître le suivit et paya le cocher En ce moment une pauvre mendiante tenant un enfant à la main pieds nus dans la boue coiffée d un chapeau dépenaillé auquel pendait une plume lamentable un châle en loques sur ses haillons s approcha de Mr Fogg et lui demanda l aumône Mr Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu il venait de gagner au whist et les présentant à la mendiante « Tenez ma brave femme dit il je suis content de vous avoir rencontrée » Puis il passa Passepartout eut comme une sensation d humidité autour de la prunelle Son maître avait fait un pas dans son coeur Mr Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare Là Phileas Fogg donna à Passepartout l ordre de prendre deux billets de première classe pour Paris Puis se retournant il aperçut ses cinq collègues du Reform Club « Messieurs je pars dit il et les divers visas apposés sur un passeport que j emporte à cet effet vous permettront au retour de contrôler mon itinéraire Oh monsieur Fogg répondit poliment Gauthier Ralph c est inutile Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman Cela vaut mieux ainsi dit Mr Fogg Vous n oubliez pas que vous devez être revenu fit observer Andrew Stuart Dans quatre vingts jours répondit Mr Fogg le samedi 21 décembre 1872 à huit heures quarante cinq minutes du soir Au revoir messieurs » A huit heures quarante Phileas Fogg et son domestique prirent place dans le même compartiment A huit heures quarante cinq un coup de sifflet retentit et le train se mit en marche La nuit était noire Il tombait une pluie fine Phileas Fogg accoté dans son coin ne parlait pas Passepartout encore abasourdi pressait machinalement contre lui le sac aux bank notes Mais le train n avait pas dépassé Sydenham que Passepartout poussait un véritable cri de désespoir « Qu avez vous demanda Mr Fogg Il y a que dans ma précipitation mon trouble j ai oublié Quoi D éteindre le bec de gaz de ma chambre Eh bien mon garçon répondit froidement Mr Fogg il brûle à votre compte » V DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES Phileas Fogg en quittant Londres ne se doutait guère sans doute du grand retentissement qu allait provoquer son départ La nouvelle du pari se répandit d abord dans le Reform Club et produisit une véritable émotion parmi les membres de l honorable cercle Puis du club cette émotion passa aux journaux par la voie des reporters et des journaux au public de Londres et de tout le Royaume Uni Cette « question du tour du monde » fut commentée discutée disséquée avec autant de passion et d ardeur que s il se fût agi d une nouvelle affaire de l Alabama Les uns prirent parti pour Phileas Fogg les autres et ils formèrent bientôt une majorité considérable se prononcèrent contre lui Ce tour du monde à accomplir autrement qu en théorie et sur le papier dans ce minimum de temps avec les moyens de communication actuellement en usage ce n était pas seulement impossible c était insensé Le Times le Standard l Evening Star le Morning Chronicle et vingt autres journaux de grande publicité se déclarèrent contre Mr Fogg Seul le Daily Telegraph le soutint dans une certaine mesure Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque de fou et ses collègues du Reform Club furent blâmés d avoir tenu ce pari qui accusait un affaiblissement dans les facultés mentales de son auteur Des articles extrêmement passionnés mais logiques parurent sur la question On sait l intérêt que l on porte en Angleterre à tout ce qui touche à la géographie Aussi n était il pas un lecteur à quelque classe qu il appartînt qui ne dévorât les colonnes consacrées au cas de Phileas Fogg Pendant les premiers jours quelques esprits audacieux les femmes principalement furent pour lui surtout quand l Illustrated London News eut publié son portrait d après sa photographie déposée aux archives du Reform Club Certains gentlemen osaient dire « Hé hé pourquoi pas après tout On a vu des choses plus extraordinaires » C étaient surtout les lecteurs du Daily Telegraph Mais on sentit bientôt que ce journal lui même commençait à faiblir En effet un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la Société royale de géographie Il traita la question à tous les points de vue et démontra clairement la folie de l entreprise D après cet article tout était contre le voyageur obstacles de l homme obstacles de la nature Pour réussir dans ce projet il fallait admettre une concordance miraculeuse des heures de départ et d arrivée concordance qui n existait pas qui ne pouvait pas exister A la rigueur et en Europe où il s agit de parcours d une longueur relativement médiocre on peut compter sur l arrivée des trains à heure fixe mais quand ils emploient trois jours à traverser l Inde sept jours à traverser les États Unis pouvait on fonder sur leur exactitude les éléments d un tel problème Et les accidents de machine les déraillements les rencontres la mauvaise saison l accumulation des neiges est ce que tout n était pas contre Phileas Fogg Sur les paquebots ne se trouverait il pas pendant l hiver à la merci des coups de vent ou des brouillards Est il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignes transocéaniennes éprouvent des retards de deux ou trois jours Or il suffisait d un retard un seul pour que la chaîne de communications fût irréparablement brisée Si Phileas Fogg manquait ne fût ce que de quelques heures le départ d un paquebot il serait forcé d attendre le paquebot suivant et par cela même son voyage était compromis irrévocablement L article fit grand bruit Presque tous les journaux le reproduisirent et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman d importantes affaires s étaient engagées sur « l aléa » de son entreprise On sait ce qu est le monde des parieurs en Angleterre monde plus intelligent plus relevé que celui des joueurs Parier est dans le tempérament anglais Aussi non seulement les divers membres du Reform Club établirent ils des paris considérables pour ou contre Phileas Fogg mais la masse du public entra dans le mouvement Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course à une sorte de studbook On en fit aussi une valeur de bourse qui fut immédiatement cotée sur la place de Londres On demandait on offrait du « Phileas Fogg » ferme ou à prime et il se fit des affaires énormes Mais cinq jours après son départ après l article du Bulletin de la Société de géographie les offres commencèrent à affluer Le Phileas Fogg baissa On l offrit par paquets Pris d abord à cinq puis à dix on ne le prit plus qu à vingt à cinquante à cent Un seul partisan lui resta Ce fut le vieux paralytique Lord Albermale L honorable gentleman cloué sur son fauteuil eût donné sa fortune pour pouvoir faire le tour du monde même en dix ans et il paria cinq mille livres 100 000 F en faveur de Phileas Fogg Et quand en même temps que la sottise du projet on lui en démontrait l inutilité il se contentait de répondre « Si la chose est faisable il est bon que ce soit un Anglais qui le premier l ait faite » Or on en était là les partisans de Phileas Fogg se raréfiaient de plus en plus tout le monde et non sans raison se mettait contre lui on ne le prenait plus qu à cent cinquante à deux cents contre un quand sept jours après son départ un incident complètement inattendu fit qu on ne le prit plus du tout En effet pendant cette journée à neuf heures du soir le directeur de la police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi conçue Suez à Londres Rowan directeur police administration centrale Scotland place Je file voleur de Banque Phileas Fogg Envoyez sans retard mandat d arrestation à Bombay Inde anglaise Fix détective L effet de cette dépêche fut immédiat L honorable gentleman disparut pour faire place au voleur de bank notes Sa photographie déposée au Reform Club avec celles de tous ses collègues fut examinée Elle reproduisait trait pour trait l homme dont le signalement avait été fourni par l enquête On rappela ce que l existence de Phileas Fogg avait de mystérieux son isolement son départ subit et il parut évident que ce personnage prétextant un voyage autour du monde et l appuyant sur un pari insensé n avait eu d autre but que de dépister les agents de la police anglaise VI DANS LEQUEL L AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche concernant le sieur Phileas Fogg Le mercredi 9 octobre on attendait pour onze heures du matin à Suez le paquebot Mongolia de la Compagnie péninsulaire et orientale steamer en fer à hélice et à spardeck jaugeant deux mille huit cents tonnes et possédant une force nominale de cinq cents chevaux Le Mongolia faisait régulièrement les voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez C était un des plus rapides marcheurs de la Compagnie et les vitesses réglementaires soit dix milles à l heure entre Brindisi et Suez et neuf milles cinquante trois centièmes entre Suez et Bombay il les avait toujours dépassées En attendant l arrivée du Mongolia deux hommes se promenaient sur le quai au milieu de la foule d indigènes et d étrangers qui affluent dans cette ville naguère une bourgade à laquelle la grande oeuvre de M de Lesseps assure un avenir considérable De ces deux hommes l un était l agent consulaire du Royaume Uni établi à Suez qui en dépit des fâcheux pronostics du gouvernement britannique et des sinistres prédictions de l ingénieur Stephenson voyait chaque jour des navires anglais traverser ce canal abrégeant ainsi de moitié l ancienne route de l Angleterre aux Indes par le cap de Bonne Espérance L autre était un petit homme maigre de figure assez intelligente nerveux qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles sourciliers A travers ses longs cils brillait un oeil très vif mais dont il savait à volonté éteindre l ardeur En ce moment il donnait certaines marques d impatience allant venant ne pouvant tenir en place Cet homme se nommait Fix et c était un de ces « détectives » ou agents de police anglais qui avaient été envoyés dans les divers ports après le vol commis à la Banque d Angleterre Ce Fix devait surveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez et si l un d eux lui semblait suspect le « filer » en attendant un mandat d arrestation Précisément depuis deux jours Fix avait reçu du directeur de la police métropolitaine le signalement de l auteur présumé du vol C était celui de ce personnage distingué et bien mis que l on avait observé dans la salle des paiements de la Banque Le détective très alléché évidemment par la forte prime promise en cas de succès attendait donc avec une impatience facile à comprendre l arrivée du Mongolia « Et vous dites monsieur le consul demanda t il pour la dixième fois que ce bateau ne peut tarder Non monsieur Fix répondit le consul Il a été signalé hier au large de Port Saïd et les cent soixante kilomètres du canal ne comptent pas pour un tel marcheur Je vous répète que le Mongolia a toujours gagné la prime de vingt cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque avance de vingt quatre heures sur les temps réglementaires Ce paquebot vient directement de Brindisi demanda Fix De Brindisi même où il a pris la malle des Indes de Brindisi qu il a quitté samedi à cinq heures du soir Ainsi ayez patience il ne peut tarder à arriver Mais je ne sais vraiment pas comment avec le signalement que vous avez reçu vous pourrez reconnaître votre homme s il est à bord du Mongolia Monsieur le consul répondit Fix ces gens là on les sent plutôt qu on ne les reconnaît C est du flair qu il faut avoir et le flair est comme un sens spécial auquel concourent l ouïe la vue et l odorat J ai arrêté dans ma vie plus d un de ces gentlemen et pourvu que mon voleur soit à bord je vous réponds qu il ne me glissera pas entre les mains Je le souhaite monsieur Fix car il s agit d un vol important Un vol magnifique répondit l agent enthousiasmé Cinquante cinq mille livres Nous n avons pas souvent de pareilles aubaines Les voleurs deviennent mesquins La race des Sheppard s étiole On se fait pendre maintenant pour quelques shillings Monsieur Fix répondit le consul vous parlez d une telle façon que je vous souhaite vivement de réussir mais je vous le répète dans les conditions où vous êtes je crains que ce ne soit difficile Savez vous bien que d après le signalement que vous avez reçu ce voleur ressemble absolument à un honnête homme Monsieur le consul répondit dogmatiquement l inspecteur de police les grands voleurs ressemblent toujours à d honnêtes gens Vous comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n ont qu un parti à prendre c est de rester probes sans cela ils se feraient arrêter Les physionomies honnêtes ce sont celles là qu il faut dévisager surtout Travail difficile j en conviens et qui n est plus du métier mais de l art » On voit que ledit Fix ne manquait pas d une certaine dose d amour propre Cependant le quai s animait peu à peu Marins de diverses nationalités commerçants courtiers portefaix fellahs y affluaient L arrivée du paquebot était évidemment prochaine Le temps était assez beau mais l air froid par ce vent d est Quelques minarets se dessinaient au dessus de la ville sous les pâles rayons du soleil Vers le sud une jetée longue de deux mille mètres s allongeait comme un bras sur la rade de Suez A la surface de la mer Rouge roulaient plusieurs bateaux de pêche ou de cabotage dont quelques uns ont conservé dans leurs façons l élégant gabarit de la galère antique Tout en circulant au milieu de ce populaire Fix par une habitude de sa profession dévisageait les passants d un rapide coup d oeil Il était alors dix heures et demie « Mais il n arrivera pas ce paquebot s écria t il en entendant sonner l horloge du port Il ne peut être éloigné répondit le consul Combien de temps stationnera t il à Suez demanda Fix Quatre heures Le temps d embarquer son charbon De Suez à Aden à l extrémité de la mer Rouge on compte treize cent dix milles et il faut faire provision de combustible Et de Suez ce bateau va directement à Bombay demanda Fix Directement sans rompre charge Eh bien dit Fix si le voleur a pris cette route et ce bateau il doit entrer dans son plan de débarquer à Suez afin de gagner par une autre voie les possessions hollandaises ou françaises de l Asie Il doit bien savoir qu il ne serait pas en sûreté dans l Inde qui est une terre anglaise A moins que ce ne soit un homme très fort répondit le consul Vous le savez un criminel anglais est toujours mieux caché à Londres qu il ne le serait à l étranger » Sur cette réflexion qui donna fort à réfléchir à l agent le consul regagna ses bureaux situés à peu de distance L inspecteur de police demeura seul pris d une impatience nerveuse avec ce pressentiment assez bizarre que son voleur devait se trouver à bord du Mongolia et en vérité si ce coquin avait quitté l Angleterre avec l intention de gagner le Nouveau Monde la route des Indes moins surveillée ou plus difficile à surveiller que celle de l Atlantique devait avoir obtenu sa préférence Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions De vifs coups de sifflet annoncèrent l arrivée du paquebot Toute la horde des portefaix et des fellahs se précipita vers le quai dans un tumulte un peu inquiétant pour les membres et les vêtements des passagers Une dizaine de canots se détachèrent de la rive et allèrent au devant du Mongolia Bientôt on aperçut la gigantesque coque du Mongolia passant entre les rives du canal et onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller en rade pendant que sa vapeur fusait à grand bruit par les tuyaux d échappement Les passagers étaient assez nombreux à bord Quelques uns restèrent sur le spardeck à contempler le panorama pittoresque de la ville mais la plupart débarquèrent dans les canots qui étaient venus accoster le Mongolia Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied à terre En ce moment l un d eux s approcha de lui après avoir vigoureusement repoussé les fellahs qui l assaillaient de leurs offres de service et il lui demanda fort poliment s il pouvait lui indiquer les bureaux de l agent consulaire anglais Et en même temps ce passager présentait un passeport sur lequel il désirait sans doute faire apposer le visa britannique Fix instinctivement prit le passeport et d un rapide coup d oeil il en lut le signalement Un mouvement involontaire faillit lui échapper La feuille trembla dans sa main Le signalement libellé sur le passeport était identique à celui qu il avait reçu du directeur de la police métropolitaine « Ce passeport n est pas le vôtre dit il au passager Non répondit celui ci c est le passeport de mon maître Et votre maître Il est resté à bord Mais reprit l agent il faut qu il se présente en personne aux bureaux du consulat afin d établir son identité Quoi cela est nécessaire Indispensable Et où sont ces bureaux Là au coin de la place répondit l inspecteur en indiquant une maison éloignée de deux cents pas Alors je vais aller chercher mon maître à qui pourtant cela ne plaira guère de se déranger » Là dessus le passager salua Fix et retourna à bord du steamer VII QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L INUTILITÉ DES PASSEPORTS EN MATIÈRE DE POLICE L inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea rapidement vers les bureaux du consul Aussitôt et sur sa demande pressante il fut introduit près de ce fonctionnaire « Monsieur le consul lui dit il sans autre préambule j ai de fortes présomptions de croire que notre homme a pris passage à bord du Mongolia » Et Fix raconta ce qui s était passé entre ce domestique et lui à propos du passeport « Bien monsieur Fix répondit le consul je ne serais pas fâché de voir la figure de ce coquin Mais peut être ne se présentera t il pas à mon bureau s il est ce que vous supposez Un voleur n aime pas à laisser derrière lui des traces de son passage et d ailleurs la formalité des passeports n est plus obligatoire Monsieur le consul répondit l agent si c est un homme fort comme on doit le penser il viendra Faire viser son passeport Oui Les passeports ne servent jamais qu à gêner les honnêtes gens et à favoriser la fuite des coquins Je vous affirme que celui ci sera en règle mais j espère bien que vous ne le viserez pas Et pourquoi pas Si ce passeport est régulier répondit le consul je n ai pas le droit de refuser mon visa Cependant monsieur le consul il faut bien que je retienne ici cet homme jusqu à ce que j aie reçu de Londres un mandat d arrestation Ah cela monsieur Fix c est votre affaire répondit le consul mais moi je ne puis » Le consul n acheva pas sa phrase En ce moment on frappait à la porte de son cabinet et le garçon de bureau introduisit deux étrangers dont l un était précisément ce domestique qui s était entretenu avec le détective C étaient en effet le maître et le serviteur Le maître présenta son passeport en priant laconiquement le consul de vouloir bien y apposer son visa Celui ci prit le passeport et le lut attentivement tandis que Fix dans un coin du cabinet observait ou plutôt dévorait l étranger des yeux Quand le consul eut achevé sa lecture « Vous êtes Phileas Fogg esquire demanda t il Oui monsieur répondit le gentleman Et cet homme est votre domestique Oui Un Français nommé Passepartout Vous venez de Londres Oui Et vous allez A Bombay Bien monsieur Vous savez que cette formalité du visa est inutile et que nous n exigeons plus la présentation du passeport Je le sais monsieur répondit Phileas Fogg mais je désire constater par votre visa mon passage à Suez Soit monsieur » Et le consul ayant signé et daté le passeport y apposa son cachet Mr Fogg acquitta les droits de visa et après avoir froidement salué il sortit suivi de son domestique « Eh bien demanda l inspecteur Eh bien répondit le consul il a l air d un parfait honnête homme Possible répondit Fix mais ce n est point ce dont il s agit Trouvez vous monsieur le consul que ce flegmatique gentleman ressemble trait pour trait au voleur dont j ai reçu le signalement J en conviens mais vous le savez tous les signalements J en aurai le coeur net répondit Fix Le domestique me paraît être moins indéchiffrable que le maître De plus c est un Français qui ne pourra se retenir de parler A bientôt monsieur le consul » Cela dit l agent sortit et se mit à la recherche de Passepartout Cependant Mr Fogg en quittant la maison consulaire s était dirigé vers le quai Là il donna quelques ordres à son domestique puis il s embarqua dans un canot revint à bord du Mongolia et rentra dans sa cabine Il prit alors son carnet qui portait les notes suivantes « Quitté Londres mercredi 2 octobre 8 heures 45 soir « Arrivé à Paris jeudi 3 octobre 7 heures 20 matin « Quitté Paris jeudi 8 heures 40 matin « Arrivé par le Mont Cenis à Turin vendredi 4 octobre 6 heures 35 matin « Quitté Turin vendredi 7 heures 20 matin « Arrivé à Brindisi samedi 5 octobre 4 heures soir « Embarqué sur le Mongolia samedi 5 heures soir « Arrivé à Suez mercredi 9 octobre 11 heures matin « Total des heures dépensées 158 1 2 soit en jours 6 jours 1 2 » Mr Fogg inscrivit ces dates sur un itinéraire disposé par colonnes qui indiquait depuis le 2 octobre jusqu au 21 décembre le mois le quantième le jour les arrivées réglementaires et les arrivées effectives en chaque point principal Paris Brindisi Suez Bombay Calcutta Singapore Hong Kong Yokohama San Francisco New York Liverpool Londres et qui permettait de chiffrer le gain obtenu où la perte éprouvée à chaque endroit du parcours Ce méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout et Mr Fogg savait toujours s il était en avance ou en retard Il inscrivit donc ce jour là mercredi 9 octobre son arrivée à Suez qui concordant avec l arrivée réglementaire ne le constituait ni en gain ni en perte Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine Quant à voir la ville il n y pensait même pas étant de cette race d Anglais qui font visiter par leur domestique les pays qu ils traversent VIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT ÊTRE QU IL NE CONVIENDRAIT Fix avait en peu d instants rejoint sur le quai Passepartout qui flânait et regardait ne se croyant pas lui obligé à ne point voir « Eh bien mon ami lui dit Fix en l abordant votre passeport est il visé Ah c est vous monsieur répondit le Français Bien obligé Nous sommes parfaitement en règle Et vous regardez le pays Oui mais nous allons si vite qu il me semble que je voyage en rêve Et comme cela nous sommes à Suez A Suez En Égypte En Égypte parfaitement Et en Afrique En Afrique En Afrique répéta Passepartout Je ne peux y croire Figurez vous monsieur que je m imaginais ne pas aller plus loin que Paris et cette fameuse capitale je l ai revue tout juste de sept heures vingt du matin à huit heures quarante entre la gare du Nord et la gare de Lyon à travers les vitres d un fiacre et par une pluie battante Je le regrette J aurais aimé à revoir le Père Lachaise et le Cirque des Champs Élysées Vous êtes donc bien pressé demanda l inspecteur de police Moi non mais c est mon maître A propos il faut que j achète des chaussettes et des chemises Nous sommes partis sans malles avec un sac de nuit seulement Je vais vous conduire à un bazar où vous trouverez tout ce qu il faut Monsieur répondit Passepartout vous êtes vraiment d une complaisance » Et tous deux se mirent en route Passepartout causait toujours « Surtout dit il que je prenne bien garde de ne pas manquer le bateau Vous avez le temps répondit Fix il n est encore que midi » Passepartout tira sa grosse montre « Midi dit il Allons donc il est neuf heures cinquante deux minutes Votre montre retarde répondit Fix Ma montre Une montre de famille qui vient de mon arrière grand père Elle ne varie pas de cinq minutes par an C est un vrai chronomètre Je vois ce que c est répondit Fix Vous avez gardé l heure de Londres qui retarde de deux heures environ sur Suez Il faut avoir soin de remettre votre montre au midi de chaque pays Moi toucher à ma montre s écria Passepartout jamais Eh bien elle ne sera plus d accord avec le soleil Tant pis pour le soleil monsieur C est lui qui aura tort » Et le brave garçon remit sa montre dans sou gousset avec un geste superbe Quelques instants après Fix lui disait « Vous avez donc quitté Londres précipitamment Je le crois bien Mercredi dernier à huit heures du soir contre toutes ses habitudes Mr Fogg revint de son cercle et trois quarts d heure après nous étions partis Mais où va t il donc votre maître Toujours devant lui Il fait le tour du monde Le tour du monde s écria Fix Oui en quatre vingts jours Un pari dit il mais entre nous je n en crois rien Cela n aurait pas le sens commun Il y a autre chose Ah c est un original ce Mr Fogg Je le crois Il est donc riche Évidemment et il emporte une jolie somme avec lui en bank notes toutes neuves Et il n épargne pas l argent en route Tenez il a promis une prime magnifique au mécanicien du Mongolia si nous arrivons à Bombay avec une belle avance Et vous le connaissez depuis longtemps votre maître Moi répondit Passepartout je suis entré à son service le jour même de notre départ » On s imagine aisément l effet que ces réponses devaient produire sur l esprit déjà surexcité de l inspecteur de police Ce départ précipité de Londres peu de temps après le vol cette grosse somme emportée cette hâte d arriver en des pays lointains ce prétexte d un pari excentrique tout confirmait et devait confirmer Fix dans ses idées Il fit encore parler le Français et acquit la certitude que ce garçon ne connaissait aucunement son maître que celui ci vivait isolé à Londres qu on le disait riche sans savoir l origine de sa fortune que c était un homme impénétrable etc Mais en même temps Fix put tenir pour certain que Phileas Fogg ne débarquait point à Suez et qu il allait réellement à Bombay « Est ce loin Bombay demanda Passepartout Assez loin répondit l agent Il vous faut encore une dizaine de jours de mer Et où prenez vous Bombay Dans l Inde En Asie Naturellement Diable C est que je vais vous dire il y a une chose qui me tracasse c est mon bec Quel bec Mon bec de gaz que j ai oublié d éteindre et qui brûle à mon compte Or j ai calculé que j en avais pour deux shillings par vingt quatre heures juste six pence de plus que je ne gagne et vous comprenez que pour peu que le voyage se prolonge » Fix comprit il l affaire du gaz C est peu probable Il n écoutait plus et prenait un parti Le Français et lui étaient arrivés au bazar Fix laissa son compagnon y faire ses emplettes il lui recommanda de ne pas manquer le départ du Mongolia et il revint en toute hâte aux bureaux de l agent consulaire Fix maintenant que sa conviction était faite avait repris tout son sang froid « Monsieur dit il au consul je n ai plus aucun doute Je tiens mon homme Il se fait passer pour un excentrique qui veut faire le tour du monde en quatre vingts jours Alors c est un malin répondit le consul et il compte revenir à Londres après avoir dépisté toutes les polices des deux continents Nous verrons bien répondit Fix Mais ne vous trompez vous pas demanda encore une fois le consul Je ne me trompe pas Alors pourquoi ce voleur a t il tenu à faire constater par un visa son passage à Suez Pourquoi je n en sais rien monsieur le consul répondit le détective mais écoutez moi » Et en quelques mots il rapporta les points saillants de sa conversation avec le domestique dudit Fogg « En effet dit le consul toutes les présomptions sont contre cet homme Et qu allez vous faire Lancer une dépêche à Londres avec demande instante de m adresser un mandat d arrestation à Bombay m embarquer sur le Mongolia filer mon voleur jusqu aux Indes et là sur cette terre anglaise l accoster poliment mon mandat à la main et la main sur l épaule » Ces paroles prononcées froidement l agent prit congé du consul et se rendit au bureau télégraphique De là il lança au directeur de la police métropolitaine cette dépêche que l on connaît Un quart d heure plus tard Fix son léger bagage à la main bien muni d argent d ailleurs s embarquait à bord du Mongolia et bientôt le rapide steamer filait à toute vapeur sur les eaux de la mer Rouge IX OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS DE PHILEAS FOGG La distance entre Suez et Aden est exactement de treize cent dix milles et le cahier des charges de la Compagnie alloue à ses paquebots un laps de temps de cent trente huit heures pour la franchir Le Mongolia dont les feux étaient activement poussés marchait de manière à devancer l arrivée réglementaire La plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient presque tous l Inde pour destination Les uns se rendaient à Bombay les autres à Calcutta mais via Bombay car depuis qu un chemin de fer traverse dans toute sa largeur la péninsule indienne il n est plus nécessaire de doubler la pointe de Ceylan Parmi ces passagers du Mongolia on comptait divers fonctionnaires civils et des officiers de tout grade De ceux ci les uns appartenaient à l armée britannique proprement dite les autres commandaient les troupes indigènes de cipayes tous chèrement appointés même à présent que le gouvernement s est substitué aux droits et aux charges de l ancienne Compagnie des Indes sous lieutenants à 7 000 F brigadiers à 60 000 généraux à 100 000 Le traitement des fonctionnaires civils est encore plus élevé Les simples assistants au premier degré de la hiérarchie ont 12 000 francs les juges 60 000 F les présidents de cour 250 000 F les gouverneurs 300 000 F et le gouverneur général plus de 600 000 F Note de l auteur On vivait donc bien à bord du Mongolia dans cette société de fonctionnaires auxquels se mêlaient quelques jeunes Anglais qui le million en poche allaient fonder au loin des comptoirs de commerce Le « purser » l homme de confiance de la Compagnie l égal du capitaine à bord faisait somptueusement les choses Au déjeuner du matin au lunch de deux heures au dîner de cinq heures et demie au souper de huit heures les tables pliaient sous les plats de viande fraîche et les entremets fournis par la boucherie et les offices du paquebot Les passagères il y en avait quelques unes changeaient de toilette deux fois par jour On faisait de la musique on dansait même quand la mer le permettait Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop souvent mauvaise comme tous ces golfes étroits et longs Quand le vent soufflait soit de la côte d Asie soit de la côte d Afrique le Mongolia long fuseau à hélice pris par le travers roulait épouvantablement Les dames disparaissaient alors les pianos se taisaient chants et danses cessaient à la fois Et pourtant malgré la rafale malgré la houle le paquebot poussé par sa puissante machine courait sans retard vers le détroit de Bab el Mandeb Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps On pourrait croire que toujours inquiet et anxieux il se préoccupait des changements de vent nuisibles à la marche du navire des mouvements désordonnés de la houle qui risquaient d occasionner un accident à la machine enfin de toutes les avaries possibles qui en obligeant le Mongolia à relâcher dans quelque port auraient compromis son voyage Aucunement ou tout au moins si ce gentleman songeait à ces éventualités il n en laissait rien paraître C était toujours l homme impassible le membre imperturbable du Reform Club qu aucun incident ou accident ne pouvait surprendre Il ne paraissait pas plus ému que les chronomètres du bord On le voyait rarement sur le pont Il s inquiétait peu d observer cette mer Rouge si féconde en souvenirs ce théâtre des premières scènes historiques de l humanité Il ne venait pas reconnaître les curieuses villes semées sur ses bords et dont la pittoresque silhouette se découpait quelquefois à l horizon Il ne rêvait même pas aux dangers de ce golfe Arabique dont les anciens historiens Strabon Arrien Arthémidore Edrisi ont toujours parlé avec épouvante et sur lequel les navigateurs ne se hasardaient jamais autrefois sans avoir consacré leur voyage par des sacrifices propitiatoires Que faisait donc cet original emprisonné dans le Mongolia D abord il faisait ses quatre repas par jour sans que jamais ni roulis ni tangage pussent détraquer une machine si merveilleusement organisée Puis il jouait au whist Oui il avait rencontré des partenaires aussi enragés que lui un collecteur de taxes qui se rendait à son poste à Goa un ministre le révérend Décimus Smith retournant à Bombay et un brigadier général de l armée anglaise qui rejoignait son corps à Bénarès Ces trois passagers avaient pour le whist la même passion que Mr Fogg et ils jouaient pendant des heures entières non moins silencieusement que lui Quant à Passepartout le mal de mer n avait aucune prise sur lui Il occupait une cabine à l avant et mangeait lui aussi consciencieusement Il faut dire que décidément ce voyage fait dans ces conditions ne lui déplaisait plus Il en prenait son parti Bien nourri bien logé il voyait du pays et d ailleurs il s affirmait à lui même que toute cette fantaisie finirait à Bombay Le lendemain du départ de Suez le 10 octobre ce ne fut pas sans un certain plaisir qu il rencontra sur le pont l obligeant personnage auquel il s était adressé en débarquant en Égypte « Je ne me trompe pas dit il en l abordant avec son plus aimable sourire c est bien vous monsieur qui m avez si complaisamment servi de guide à Suez En effet répondit le détective je vous reconnais Vous êtes le domestique de cet Anglais original Précisément monsieur Fix Monsieur Fix répondit Passepartout Enchanté de vous retrouver à bord Et où allez vous donc Mais ainsi que vous à Bombay C est au mieux Est ce que vous avez déjà fait ce voyage Plusieurs fois répondit Fix Je suis un agent de la Compagnie péninsulaire Alors vous connaissez l Inde Mais oui répondit Fix qui ne voulait pas trop s avancer Et c est curieux cette Inde là Très curieux Des mosquées des minarets des temples des fakirs des pagodes des tigres des serpents des bayadères Mais il faut espérer que vous aurez le temps de visiter le pays Je l espère monsieur Fix Vous comprenez bien qu il n est pas permis à un homme sain d esprit de passer sa vie à sauter d un paquebot dans un chemin de fer et d un chemin de fer dans un paquebot sous prétexte de faire le tour du monde en quatre vingts jours Non Toute cette gymnastique cessera à Bombay n en doutez pas Et il se porte bien Mr Fogg demanda Fix du ton le plus naturel Très bien monsieur Fix Moi aussi d ailleurs Je mange comme un ogre qui serait à jeun C est l air de la mer Et votre maître je ne le vois jamais sur le pont Jamais Il n est pas curieux Savez vous monsieur Passepartout que ce prétendu voyage en quatre vingts jours pourrait bien cacher quelque mission secrète une mission diplomatique par exemple Ma foi monsieur Fix je n en sais rien je vous l avoue et au fond je ne donnerais pas une demi couronne pour le savoir » Depuis cette rencontre Passepartout et Fix causèrent souvent ensemble L inspecteur de police tenait à se lier avec le domestique du sieur Fogg Cela pouvait le servir à l occasion Il lui offrait donc souvent au bar room du Mongolia quelques verres de whisky ou de pale ale que le brave garçon acceptait sans cérémonie et rendait même pour ne pas être en reste trouvant d ailleurs ce Fix un gentleman bien honnête Cependant le paquebot s avançait rapidement Le 13 on eut connaissance de Moka qui apparut dans sa ceinture de murailles ruinées au dessus desquelles se détachaient quelques dattiers verdoyants Au loin dans les montagnes se développaient de vastes champs de caféiers Passepartout fut ravi de contempler cette ville célèbre et il trouva même qu avec ces murs circulaires et un fort démantelé qui se dessinait comme une anse elle ressemblait à une énorme demi tasse Pendant la nuit suivante le Mongolia franchit le détroit de Bab el Mandeb dont le nom arabe signifie la Porte des Larmes et le lendemain 14 il faisait escale à Steamer Point au nord ouest de la rade d Aden C est là qu il devait se réapprovisionner de combustible Grave et importante affaire que cette alimentation du foyer des paquebots à de telles distances des centres de production Rien que pour la Compagnie péninsulaire c est une dépense annuelle qui se chiffre par huit cent mille livres 20 millions de francs Il a fallu en effet établir des dépôts en plusieurs ports et dans ces mers éloignées le charbon revient à quatre vingts francs la tonne Le Mongolia avait encore seize cent cinquante milles à faire avant d atteindre Bombay et il devait rester quatre heures à Steamer Point afin de remplir ses soutes Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme de Phileas Fogg Il était prévu D ailleurs le Mongolia au lieu d arriver à Aden le 15 octobre seulement au matin y entrait le 14 au soir C était un gain de quinze heures Mr Fogg et son domestique descendirent à terre Le gentleman voulait faire viser son passeport Fix le suivit sans être remarqué La formalité du visa accomplie Phileas Fogg revint à bord reprendre sa partie interrompue Passepartout lui flâna suivant sa coutume au milieu de cette population de Somanlis de Banians de Parsis de Juifs d Arabes d Européens composant les vingt cinq mille habitants d Aden Il admira les fortifications qui font de cette ville le Gibraltar de la mer des Indes et de magnifiques citernes auxquelles travaillaient encore les ingénieurs anglais deux mille ans après les ingénieurs du roi Salomon « Très curieux très curieux se disait Passepartout en revenant à bord Je m aperçois qu il n est pas inutile de voyager si l on veut voir du nouveau » A six heures du soir le Mongolia battait des branches de son hélice les eaux de la rade d Aden et courait bientôt sur la mer des Indes Il lui était accordé cent soixante huit heures pour accomplir la traversée entre Aden et Bombay Du reste cette mer indienne lui fut favorable Le vent tenait dans le nord ouest Les voiles vinrent en aide à la vapeur Le navire mieux appuyé roula moins Les passagères en fraîches toilettes reparurent sur le pont Les chants et les danses recommencèrent Le voyage s accomplit donc dans les meilleures conditions Passepartout était enchanté de l aimable compagnon que le hasard lui avait procuré en la personne de Fix Le dimanche 20 octobre vers midi on eut connaissance de la côte indienne Deux heures plus tard le pilote montait à bord du Mongolia A l horizon un arrière plan de collines se profilait harmonieusement sur le fond du ciel Bientôt les rangs de palmiers qui couvrent la ville se détachèrent vivement Le paquebot pénétra dans cette rade formée par les îles Salcette Colaba Éléphanta Butcher et à quatre heures et demie il accostait les quais de Bombay Phileas Fogg achevait alors le trente troisième robre de la journée et son partenaire et lui grâce à une manoeuvre audacieuse ayant fait les treize levées terminèrent cette belle traversée par un chelem admirable Le Mongolia ne devait arriver que le 22 octobre à Bombay Or il y arrivait le 20 C était donc depuis son départ de Londres un gain de deux jours que Phileas Fogg inscrivit méthodiquement sur son itinéraire à la colonne des bénéfices X OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D EN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA CHAUSSURE Personne n ignore que l Inde ce grand triangle renversé dont la base est au nord et la pointe au sud comprend une superficie de quatorze cent mille milles carrés sur laquelle est inégalement répandue une population de cent quatre vingts millions d habitants Le gouvernement britannique exerce une domination réelle sur une certaine partie de cet immense pays Il entretient un gouverneur général à Calcutta des gouverneurs à Madras à Bombay au Bengale et un lieutenant gouverneur à Agra Mais l Inde anglaise proprement dite ne compte qu une superficie de sept cent mille milles carrés et une population de cent à cent dix millions d habitants C est assez dire qu une notable partie du territoire échappe encore à l autorité de la reine et en effet chez certains rajahs de l intérieur farouches et terribles l indépendance indoue est encore absolue Depuis 1756 époque à laquelle fut fondé le premier établissement anglais sur l emplacement aujourd hui occupé par la ville de Madras jusqu à cette année dans laquelle éclata la grande insurrection des cipayes la célèbre Compagnie des Indes fut toute puissante Elle s annexait peu à peu les diverses provinces achetées aux rajahs au prix de rentes qu elle payait peu ou point elle nommait son gouverneur général et tous ses employés civils ou militaires mais maintenant elle n existe plus et les possessions anglaises de l Inde relèvent directement de la couronne Aussi l aspect les moeurs les divisions ethnographiques de la péninsule tendent à se modifier chaque jour Autrefois on y voyageait par tous les antiques moyens de transport à pied à cheval en charrette en brouette en palanquin à dos d homme en coach etc Maintenant des steamboats parcourent à grande vitesse l Indus le Gange et un chemin de fer qui traverse l Inde dans toute sa largeur en se ramifiant sur son parcours met Bombay à trois jours seulement de Calcutta Le tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite à travers l Inde La distance à vol d oiseau n est que de mille à onze cents milles et des trains animés d une vitesse moyenne seulement n emploieraient pas trois jours à la franchir mais cette distance est accrue d un tiers au moins par la corde que décrit le railway en s élevant jusqu à Allahabad dans le nord de la péninsule Voici en somme le tracé à grands points du « Great Indian peninsular railway » En quittant l île de Bombay il traverse Salcette saute sur le continent en face de Tannah franchit la chaîne des Ghâtes Occidentales court au nord est jusqu à Burhampour sillonne le territoire à peu près indépendant du Bundelkund s élève jusqu à Allahabad s infléchit vers l est rencontre le Gange à Bénarès s en écarte légèrement et redescendant au sud est par Burdivan et la ville française de Chandernagor il fait tête de ligne à Calcutta C était à quatre heures et demie du soir que les passagers du Mongolia avaient débarqué à Bombay et le train de Calcutta partait à huit heures précises Mr Fogg prit donc congé de ses partenaires quitta le paquebot donna à son domestique le détail de quelques emplettes à faire lui recommanda expressément de se trouver avant huit heures à la gare et de son pas régulier qui battait la seconde comme le pendule d une horloge astronomique il se dirigea vers le bureau des passeports Ainsi donc des merveilles de Bombay il ne songeait à rien voir ni l hôtel de ville ni la magnifique bibliothèque ni les forts ni les docks ni le marché au coton ni les bazars ni les mosquées ni les synagogues ni les églises arméniennes ni la splendide pagode de Malebar Hill ornée de deux tours polygones Il ne contemplerait ni les chefs d oeuvre d Éléphanta ni ses mystérieux hypogées cachés au sud est de la rade ni les grottes Kanhérie de l île Salcette ces admirables restes de l architecture bouddhiste Non rien En sortant du bureau des passeports Phileas Fogg se rendit tranquillement à la gare et là il se fit servir à dîner Entre autres mets le maître d hôtel crut devoir lui recommander une certaine gibelotte de « lapin du pays » dont il lui dit merveille Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûta consciencieusement mais en dépit de sa sauce épicée il la trouva détestable Il sonna le maître d hôtel « Monsieur lui dit il en le regardant fixement c est du lapin cela Oui mylord répondit effrontément le drôle du lapin des jungles Et ce lapin là n a pas miaulé quand on l a tué Miaulé Oh mylord un lapin Je vous jure Monsieur le maître d hôtel reprit froidement Mr Fogg ne jurez pas et rappelez vous ceci autrefois dans l Inde les chats étaient considérés comme des animaux sacrés C était le bon temps Pour les chats mylord Et peut être aussi pour les voyageurs » Cette observation faite Mr Fogg continua tranquillement à dîner Quelques instants après Mr Fogg l agent Fix avait lui aussi débarqué du Mongolia et couru chez le directeur de la police de Bombay Il fit reconnaître sa qualité de détective la mission dont il était chargé sa situation vis à vis de l auteur présumé du vol Avait on reçu de Londres un mandat d arrêt On n avait rien reçu Et en effet le mandat parti après Fogg ne pouvait être encore arrivé Fix resta fort décontenancé Il voulut obtenir du directeur un ordre d arrestation contre le sieur Fogg Le directeur refusa L affaire regardait l administration métropolitaine et celle ci seule pouvait légalement délivrer un mandat Cette sévérité de principes cette observance rigoureuse de la légalité est parfaitement explicable avec les moeurs anglaises qui en matière de liberté individuelle n admettent aucun arbitraire Fix n insista pas et comprit qu il devait se résigner à attendre son mandat Mais il résolut de ne point perdre de vue son impénétrable coquin pendant tout le temps que celui ci demeurerait à Bombay Il ne doutait pas que Phileas Fogg n y séjournât et on le sait c était aussi la conviction de Passepartout ce qui laisserait au mandat d arrêt le temps d arriver Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnés son maître en quittant le Mongolia Passepartout avait bien compris qu il en serait de Bombay comme de Suez et de Paris que le voyage ne finirait pas ici qu il se poursuivrait au moins jusqu à Calcutta et peut être plus loin Et il commença à se demander si ce pari de Mr Fogg n était pas absolument sérieux et si la fatalité ne l entraînait pas lui qui voulait vivre en repos à accomplir le tour du monde en quatre vingts jours En attendant et après avoir fait acquisition de quelques chemises et chaussettes il se promenait dans les rues de Bombay Il y avait grand concours de populaire et au milieu d Européens de toutes nationalités des Persans à bonnets pointus des Bunhyas à turbans ronds des Sindes à bonnets carrés des Arméniens en longues robes des Parsis à mitre noire C était précisément une fête célébrée par ces Parsis ou Guèbres descendants directs des sectateurs de Zoroastre qui sont les plus industrieux les plus civilisés les plus intelligents les plus austères des Indous race à laquelle appartiennent actuellement les riches négociants indigènes de Bombay Ce jour là ils célébraient une sorte de carnaval religieux avec processions et divertissements dans lesquels figuraient des bayadères vêtues de gazes roses brochées d or et d argent qui au son des violes et au bruit des tam tams dansaient merveilleusement et avec une décence parfaite d ailleurs Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies si ses yeux et ses oreilles s ouvraient démesurément pour voir et entendre si son air sa physionomie était bien celle du « booby » le plus neuf qu on pût imaginer il est superflu d y insister ici Malheureusement pour lui et pour son maître dont il risqua de compromettre le voyage sa curiosité l entraîna plus loin qu il ne convenait En effet après avoir entrevu ce carnaval parsi Passepartout se dirigeait vers la gare quand passant devant l admirable pagode de Malebar Hill il eut la malencontreuse idée d en visiter l intérieur Il ignorait deux choses d abord que l entrée de certaines pagodes indoues est formellement interdite aux chrétiens et ensuite que les croyants eux mêmes ne peuvent y pénétrer sans avoir laissé leurs chaussures à la porte Il faut remarquer ici que par raison de saine politique le gouvernement anglais respectant et faisant respecter jusque dans ses plus insignifiants détails la religion du pays punit sévèrement quiconque en viole les pratiques Passepartout entré là sans penser à mal comme un simple touriste admirait à l intérieur de Malebar Hill ce clinquant éblouissant de l ornementation brahmanique quand soudain il fut renversé sur les dalles sacrées Trois prêtres le regard plein de fureur se précipitèrent sur lui arrachèrent ses souliers et ses chaussettes et commencèrent à le rouer de coups en proférant des cris sauvages Le Français vigoureux et agile se releva vivement D un coup de poing et d un coup de pied il renversa deux de ses adversaires fort empêtrés dans leurs longues robes et s élançant hors de la pagode de toute la vitesse de ses jambes il eut bientôt distancé le troisième Indou qui s était jeté sur ses traces en ameutant la foule A huit heures moins cinq quelques minutes seulement avant le départ du train sans chapeau pieds nus ayant perdu dans la bagarre le paquet contenant ses emplettes Passepartout arrivait à la gare du chemin de fer Fix était là sur le quai d embarquement Ayant suivi le sieur Fogg à la gare il avait compris que ce coquin allait quitter Bombay Son parti fut aussitôt pris de l accompagner jusqu à Calcutta et plus loin s il le fallait Passepartout ne vit pas Fix qui se tenait dans l ombre mais Fix entendit le récit de ses aventures que Passepartout narra en peu de mots à son maître « J espère que cela ne vous arrivera plus » répondit simplement Phileas Fogg en prenant place dans un des wagons du train Le pauvre garçon pieds nus et tout déconfit suivit son maître sans mot dire Fix allait monter dans un wagon séparé quand une pensée le retint et modifia subitement son projet de départ « Non je reste se dit il Un délit commis sur le territoire indien Je tiens mon homme » En ce moment la locomotive lança un vigoureux sifflet et le train disparut dans la nuit XI OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE A UN PRIX FABULEUX Le train était parti à l heure réglementaire Il emportait un certain nombre de voyageurs quelques officiers des fonctionnaires civils et des négociants en opium et en indigo que leur commerce appelait dans la partie orientale de la péninsule Passepartout occupait le même compartiment que son maître Un troisième voyageur se trouvait placé dans le coin opposé C était le brigadier général Sir Francis Cromarty l un des partenaires de Mr Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay qui rejoignait ses troupes cantonnées auprès de Bénarès Sir Francis Cromarty grand blond âgé de cinquante ans environ qui s était fort distingué pendant la dernière révolte des cipayes eût véritablement mérité la qualification d indigène Depuis son jeune âge il habitait l Inde et n avait fait que de rares apparitions dans son pays natal C était un homme instruit qui aurait volontiers donné des renseignements sur les coutumes l histoire l organisation du pays indou si Phileas Fogg eût été homme à les demander Mais ce gentleman ne demandait rien Il ne voyageait pas il décrivait une circonférence C était un corps grave parcourant une orbite autour du globe terrestre suivant les lois de la mécanique rationnelle En ce moment il refaisait dans son esprit le calcul des heures dépensées depuis son départ de Londres et il se fût frotté les mains s il eût été dans sa nature de faire un mouvement inutile Sir Francis Cromarty n était pas sans avoir reconnu l originalité de son compagnon de route bien qu il ne l eût étudié que les cartes à la main et entre deux robres Il était donc fondé à se demander si un coeur humain battait sous cette froide enveloppe si Phileas Fogg avait une âme sensible aux beautés de la nature aux aspirations morales Pour lui cela faisait question De tous les originaux que le brigadier général avait rencontrés aucun n était comparable à ce produit des sciences exactes Phileas Fogg n avait point caché à Sir Francis Cromarty son projet de voyage autour du monde ni dans quelles conditions il l opérait Le brigadier général ne vit dans ce pari qu une excentricité sans but utile et à laquelle manquerait nécessairement le transire benefaciendo qui doit guider tout homme raisonnable Au train dont marchait le bizarre gentleman il passerait évidemment sans « rien faire » ni pour lui ni pour les autres Une heure après avoir quitté Bombay le train franchissant les viaducs avait traversé l île Salcette et courait sur le continent A la station de Callyan il laissa sur la droite l embranchement qui par Kandallah et Pounah descend vers le sud est de l Inde et il gagna la station de Pauwell A ce point il s engagea dans les montagnes très ramifiées des Ghâtes Occidentales chaînes à base de trapp et de basalte dont les plus hauts sommets sont couverts de bois épais De temps à autre Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg échangeaient quelques paroles et à ce moment le brigadier général relevant une conversation qui tombait souvent dit « Il y a quelques années monsieur Fogg vous auriez éprouvé en cet endroit un retard qui eût probablement compromis votre itinéraire Pourquoi cela Sir Francis Parce que le chemin de fer s arrêtait à la base de ces montagnes qu il fallait traverser en palanquin ou à dos de poney jusqu à la station de Kandallah située sur le versant opposé Ce retard n eût aucunement dérangé l économie de mon programme répondit Mr Fogg Je ne suis pas sans avoir prévu l éventualité de certains obstacles Cependant monsieur Fogg reprit le brigadier général vous risquiez d avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec l aventure de ce garçon » Passepartout les pieds entortillés dans sa couverture de voyage dormait profondément et ne rêvait guère que l on parlât de lui « Le gouvernement anglais est extrêmement sévère et avec raison pour ce genre de délit reprit Sir Francis Cromarty Il tient par dessus tout à ce que l on respecte les coutumes religieuses des Indous et si votre domestique eût été pris Eh bien s il eût été pris Sir Francis répondit Mr Fogg il aurait été condamné il aurait subi sa peine et puis il serait revenu tranquillement en Europe Je ne vois pas en quoi cette affaire eût pu retarder son maître » Et là dessus la conversation retomba Pendant la nuit le train franchit les Ghâtes passa à Nassik et le lendemain 21 octobre il s élançait à travers un pays relativement plat formé par le territoire du Khandeish La campagne bien cultivée était semée de bourgades au dessus desquelles le minaret de la pagode remplaçait le clocher de l église européenne De nombreux petits cours d eau la plupart affluents ou sous affluents du Godavery irriguaient cette contrée fertile Passepartout réveillé regardait et ne pouvait croire qu il traversait le pays des Indous dans un train du « Great peninsular railway » Cela lui paraissait invraisemblable Et cependant rien de plus réel La locomotive dirigée par le bras d un mécanicien anglais et chauffée de houille anglaise lançait sa fumée sur les plantations de caféiers de muscadiers de girofliers de poivriers rouges La vapeur se contournait en spirales autour des groupes de palmiers entre lesquels apparaissaient de pittoresques bungalows quelques viharis sortes de monastères abandonnés et des temples merveilleux qu enrichissait l inépuisable ornementation de l architecture indienne Puis d immenses étendues de terrain se dessinaient à perte de vue des jungles où ne manquaient ni les serpents ni les tigres qu épouvantaient les hennissements du train et enfin des forêts fendues par le tracé de la voie encore hantées d éléphants qui d un oeil pensif regardaient passer le convoi échevelé Pendant cette matinée au delà de la station de Malligaum les voyageurs traversèrent ce territoire funeste qui fut si souvent ensanglanté par les sectateurs de la déesse Kâli Non loin s élevaient Ellora et ses pagodes admirables non loin la célèbre Aurungabad la capitale du farouche Aureng Zeb maintenant simple chef lieu de l une des provinces détachées du royaume du Nizam C était sur cette contrée que Feringhea le chef des Thugs le roi des Étrangleurs exerçait sa domination Ces assassins unis dans une association insaisissable étranglaient en l honneur de la déesse de la Mort des victimes de tout âge sans jamais verser de sang et il fut un temps où l on ne pouvait fouiller un endroit quelconque de ce sol sans y trouver un cadavre Le gouvernement anglais a bien pu empêcher ces meurtres dans une notable proportion mais l épouvantable association existe toujours et fonctionne encore A midi et demi le train s arrêta à la station de Burhampour et Passepartout put s y procurer à prix d or une paire de babouches agrémentées de perles fausses qu il chaussa avec un sentiment d évidente vanité Les voyageurs déjeunèrent rapidement et repartirent pour la station d Assurghur après avoir un instant côtoyé la rive du Tapty petit fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye près de Surate Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient alors l esprit de Passepartout Jusqu à son arrivée à Bombay il avait cru et pu croire que ces choses en resteraient là Mais maintenant depuis qu il filait à toute vapeur à travers l Inde un revirement s était fait dans son esprit Son naturel lui revenait au galop Il retrouvait les idées fantaisistes de sa jeunesse il prenait au sérieux les projets de son maître il croyait à la réalité du pari conséquemment à ce tour du monde et à ce maximum de temps qu il ne fallait pas dépasser Déjà même il s inquiétait des retards possibles des accidents qui pouvaient survenir en route Il se sentait comme intéressé dans cette gageure et tremblait à la pensée qu il avait pu la compromettre la veille par son impardonnable badauderie Aussi beaucoup moins flegmatique que Mr Fogg il était beaucoup plus inquiet Il comptait et recomptait les jours écoulés maudissait les haltes du train l accusait de lenteur et blâmait in petto Mr Fogg de n avoir pas promis une prime au mécanicien Il ne savait pas le brave garçon que ce qui était possible sur un paquebot ne l était plus sur un chemin de fer dont la vitesse est réglementée Vers le soir on s engagea dans les défilés des montagnes de Sutpour qui séparent le territoire du Khandeish de celui du Bundelkund Le lendemain 22 octobre sur une question de Sir Francis Cromarty Passepartout ayant consulté sa montre répondit qu il était trois heures du matin Et en effet cette fameuse montre toujours réglée sur le méridien de Greenwich qui se trouvait à près de soixante dix sept degrés dans l ouest devait retarder et retardait en effet de quatre heures Sir Francis rectifia donc l heure donnée par Passepartout auquel il fit la même observation que celui ci avait déjà reçue de la part de Fix Il essaya de lui faire comprendre qu il devait se régler sur chaque nouveau méridien et que puisqu il marchait constamment vers l est c est à dire au devant du soleil les jours étaient plus courts d autant de fois quatre minutes qu il y avait de degrés parcourus Ce fut inutile Que l entêté garçon eût compris ou non l observation du brigadier général il s obstina à ne pas avancer sa montre qu il maintint invariablement à l heure de Londres Innocente manie d ailleurs et qui ne pouvait nuire à personne A huit heures du matin et à quinze milles en avant de la station de Rothal le train s arrêta au milieu d une vaste clairière bordée de quelques bungalows et de cabanes d ouvriers Le conducteur du train passa devant la ligne des wagons en disant « Les voyageurs descendent ici » Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty qui parut ne rien comprendre à cette halte au milieu d une forêt de tamarins et de khajours Passepartout non moins surpris s élança sur la voie et revint presque aussitôt s écriant « Monsieur plus de chemin de fer Que voulez vous dire demanda Sir Francis Cromarty Je veux dire que le train ne continue pas » Le brigadier général descendit aussitôt de wagon Phileas Fogg le suivit sans se presser Tous deux s adressèrent au conducteur « Où sommes nous demanda Sir Francis Cromarty Au hameau de Kholby répondit le conducteur Nous nous arrêtons ici Sans doute Le chemin de fer n est point achevé Comment il n est point achevé Non il y a encore un tronçon d une cinquantaine de milles à établir entre ce point et Allahabad où la voie reprend Les journaux ont pourtant annoncé l ouverture complète du railway Que voulez vous mon officier les journaux se sont trompés Et vous donnez des billets de Bombay à Calcutta reprit Sir Francis Cromarty qui commençait à s échauffer Sans doute répondit le conducteur mais les voyageurs savent bien qu ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu à Allahabad » Sir Francis Cromarty était furieux Passepartout eût volontiers assommé le conducteur qui n en pouvait mais Il n osait regarder son maître « Sir Francis dit simplement Mr Fogg nous allons si vous le voulez bien aviser au moyen de gagner Allahabad Monsieur Fogg il s agit ici d un retard absolument préjudiciable à vos intérêts Non Sir Francis cela était prévu Quoi vous saviez que la voie En aucune façon mais je savais qu un obstacle quelconque surgirait tôt ou tard sur ma route Or rien n est compromis J ai deux jours d avance à sacrifier Il y a un steamer qui part de Calcutta pour Hong Kong le 25 à midi Nous ne sommes qu au 22 et nous arriverons à temps à Calcutta » Il n y avait rien à dire à une réponse faite avec une si complète assurance Il n était que trop vrai que les travaux du chemin de fer s arrêtaient à ce point Les journaux sont comme certaines montres qui ont la manie d avancer et ils avaient prématurément annoncé l achèvement de la ligne La plupart des voyageurs connaissaient cette interruption de la voie et en descendant du train ils s étaient emparés des véhicules de toutes sortes que possédait la bourgade palkigharis à quatre roues charrettes traînées par des zébus sortes de boeufs à bosses chars de voyage ressemblant à des pagodes ambulantes palanquins poneys etc Aussi Mr Fogg et Sir Francis Cromarty après avoir cherché dans toute la bourgade revinrent ils sans avoir rien trouvé « J irai à pied » dit Phileas Fogg Passepartout qui rejoignait alors son maître fit une grimace significative en considérant ses magnifiques mais insuffisantes babouches Fort heureusement il avait été de son côté à la découverte et en hésitant un peu « Monsieur dit il je crois que j ai trouvé un moyen de transport Lequel Un éléphant Un éléphant qui appartient à un Indien logé à cent pas d ici Allons voir l éléphant » répondit Mr Fogg Cinq minutes plus tard Phileas Fogg Sir Francis Cromarty et Passepartout arrivaient près d une hutte qui attenait à un enclos fermé de hautes palissades Dans la hutte il y avait un Indien et dans l enclos un éléphant Sur leur demande l Indien introduisit Mr Fogg et ses deux compagnons dans l enclos Là ils se trouvèrent en présence d un animal à demi domestiqué que son propriétaire élevait non pour en faire une bête de somme mais une bête de combat Dans ce but il avait commencé à modifier le caractère naturellement doux de l animal de façon à le conduire graduellement à ce paroxysme de rage appelé « mutsh » dans la langue indoue et cela en le nourrissant pendant trois mois de sucre et de beurre Ce traitement peut paraître impropre à donner un tel résultat mais il n en est pas moins employé avec succès par les éleveurs Très heureusement pour Mr Fogg l éléphant en question venait à peine d être mis à ce régime et le « mutsh » ne s était point encore déclaré Kiouni c était le nom de la bête pouvait comme tous ses congénères fournir pendant longtemps une marche rapide et à défaut d autre monture Phileas Fogg résolut de l employer Mais les éléphants sont chers dans l Inde où ils commencent à devenir rares Les mâles qui seuls conviennent aux luttes des cirques sont extrêmement recherchés Ces animaux ne se reproduisent que rarement quand ils sont réduits à l état de domesticité de telle sorte qu on ne peut s en procurer que par la chasse Aussi sont ils l objet de soins extrêmes et lorsque Mr Fogg demanda à l Indien s il voulait lui louer son éléphant l Indien refusa net Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif dix livres 250 F l heure Refus Vingt livres Refus encore Quarante livres Refus toujours Passepartout bondissait à chaque surenchère Mais l Indien ne se laissait pas tenter La somme était belle cependant En admettant que l éléphant employât quinze heures à se rendre à Allahabad c était six cents livres 15 000 F qu il rapporterait à son propriétaire Phileas Fogg sans s animer en aucune façon proposa alors à l Indien de lui acheter sa bête et lui en offrit tout d abord mille livres 25 000 F L Indien ne voulait pas vendre Peut être le drôle flairait il une magnifique affaire Sir Francis Cromarty prit Mr Fogg à part et l engagea à réfléchir avant d aller plus loin Phileas Fogg répondit à son compagnon qu il n avait pas l habitude d agir sans réflexion qu il s agissait en fin de compte d un pari de vingt mille livres que cet éléphant lui était nécessaire et que dût il le payer vingt fois sa valeur il aurait cet éléphant Mr Fogg revint trouver l Indien dont les petits yeux allumés par la convoitise laissaient bien voir que pour lui ce n était qu une question de prix Phileas Fogg offrit successivement douze cents livres puis quinze cents puis dix huit cents enfin deux mille 50 000 F Passepartout si rouge d ordinaire était pâle d émotion A deux mille livres l Indien se rendit « Par mes babouches s écria Passepartout voilà qui met à un beau prix la viande d éléphant » L affaire conclue il ne s agissait plus que de trouver un guide Ce fut plus facile Un jeune Parsi à la figure intelligente offrit ses services Mr Fogg accepta et lui promit une forte rémunération qui ne pouvait que doubler son intelligence L éléphant fut amené et équipé sans retard Le Parsi connaissait parfaitement le métier de « mahout » ou cornac Il couvrit d une sorte de housse le dos de l éléphant et disposa de chaque côté sur ses flancs deux espèces de cacolets assez peu confortables Phileas Fogg paya l Indien en bank notes qui furent extraites du fameux sac Il semblait vraiment qu on les tirât des entrailles de Passepartout Puis Mr Fogg offrit à Sir Francis Cromarty de le transporter à la station d Allahabad Le brigadier général accepta Un voyageur de plus n était pas pour fatiguer le gigantesque animal Des vivres furent achetées à Kholby Sir Francis Cromarty prit place dans l un des cacolets Phileas Fogg dans l autre Passepartout se mit à califourchon sur la housse entre son maître et le brigadier général Le Parsi se jucha sur le cou de l éléphant et à neuf heures l animal quittant la bourgade s enfonçait par le plus court dans l épaisse forêt de lataniers XII OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S AVENTURENT A TRAVERS LES FORÊTS DE L INDE ET CE QUI S ENSUIT Le guide afin d abréger la distance à parcourir laissa sur sa droite le tracé de la voie dont les travaux étaient en cours d exécution Ce tracé très contrarié par les capricieuses ramifications des monts Vindhias ne suivait pas le plus court chemin que Phileas Fogg avait intérêt à prendre Le Parsi très familiarisé avec les routes et sentiers du pays prétendait gagner une vingtaine de milles en coupant à travers la forêt et on s en rapporta à lui Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty enfouis jusqu au cou dans leurs cacolets étaient fort secoués par le trot raide de l éléphant auquel son mahout imprimait une allure rapide Mais ils enduraient la situation avec le flegme le plus britannique causant peu d ailleurs et se voyant à peine l un l autre Quant à Passepartout posté sur le dos de la bête et directement soumis aux coups et aux contrecoups il se gardait bien sur une recommandation de son maître de tenir sa langue entre ses dents car elle eût été coupée net Le brave garçon tantôt lancé sur le cou de l éléphant tantôt rejeté sur la croupe faisait de la voltige comme un clown sur un tremplin Mais il plaisantait il riait au milieu de ses sauts de carpe et de temps en temps il tirait de son sac un morceau de sucre que l intelligent Kiouni prenait du bout de sa trompe sans interrompre un instant son trot régulier Après deux heures de marche le guide arrêta l éléphant et lui donna une heure de repos L animal dévora des branchages et des arbrisseaux après s être d abord désaltéré à une mare voisine Sir Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte Il était brisé Mr Fogg paraissait être aussi dispos que s il fût sorti de son lit « Mais il est donc de fer dit le brigadier général en le regardant avec admiration De fer forgé » répondit Passepartout qui s occupa de préparer un déjeuner sommaire A midi le guide donna le signal du départ Le pays prit bientôt un aspect très sauvage Aux grandes forêts succédèrent des taillis de tamarins et de palmiers nains puis de vastes plaines arides hérissées de maigres arbrisseaux et semées de gros blocs de syénites Toute cette partie du haut Bundelkund peu fréquentée des voyageurs est habitée par une population fanatique endurcie dans les pratiques les plus terribles de la religion indoue La domination des Anglais n a pu s établir régulièrement sur un territoire soumis à l influence des rajahs qu il eût été difficile d atteindre dans leurs inaccessibles retraites des Vindhias Plusieurs fois on aperçut des bandes d Indiens farouches qui faisaient un geste de colère en voyant passer le rapide quadrupède D ailleurs le Parsi les évitait autant que possible les tenant pour des gens de mauvaise rencontre On vit peu d animaux pendant cette journée à peine quelques singes qui fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont s amusait fort Passepartout Une pensée au milieu de bien d autres inquiétait ce garçon Qu est ce que Mr Fogg ferait de l éléphant quand il serait arrivé à la station d Allahabad L emmènerait il Impossible Le prix du transport ajouté au prix d acquisition en ferait un animal ruineux Le vendrait on le rendrait on à la liberté Cette estimable bête méritait bien qu on eût des égards pour elle Si par hasard Mr Fogg lui en faisait cadeau à lui Passepartout il en serait très embarrassé Cela ne laissait pas de le préoccuper A huit heures du soir la principale chaîne des Vindhias avait été franchie et les voyageurs firent halte au pied du versant septentrional dans un bungalow en ruine La distance parcourue pendant cette journée était d environ vingt cinq milles et il en restait autant à faire pour atteindre la station d Allahabad La nuit était froide A l intérieur du bungalow le Parsi alluma un feu de branches sèches dont la chaleur fut très appréciée Le souper se composa des provisions achetées à Kholby Les voyageurs mangèrent en gens harassés et moulus La conversation qui commença par quelques phrases entrecoupées se termina bientôt par des ronflements sonores Le guide veilla près de Kiouni qui s endormit debout appuyé au tronc d un gros arbre Nul incident ne signala cette nuit Quelques rugissements de guépards et de panthères troublèrent parfois le silence mêlés à des ricanement aigus de singes Mais les carnassiers s en tinrent à des cris et ne firent aucune démonstration hostile contre les hôtes du bungalow Sir Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de fatigues Passepartout dans un sommeil agité recommença en rêve la culbute de la veille quant à Mr Fogg il reposa aussi paisiblement que s il eût été dans sa tranquille maison de Saville row A six heures du matin on se remit en marche Le guide espérait arriver à la station d Allahabad le soir même De cette façon Mr Fogg ne perdrait qu une partie des quarante huit heures économisées depuis le commencement du voyage On descendit les dernières rampes des Vindhias Kiouni avait repris son allure rapide Vers midi le guide tourna la bourgade de Kallenger située sur le Cani un des sous affluents du Gange Il évitait toujours les lieux habités se sentant plus en sûreté dans ces campagnes désertes qui marquent les premières dépressions du bassin du grand fleuve La station d Allahabad n était pas à douze milles dans le nord est On fit halte sous un bouquet de bananiers dont les fruits aussi sains que le pain « aussi succulents que la crème » disent les voyageurs furent extrêmement appréciés A deux heures le guide entra sous le couvert d une épaisse forêt qu il devait traverser sur un espace de plusieurs milles Il préférait voyager ainsi à l abri des bois En tout cas il n avait fait jusqu alors aucune rencontre fâcheuse et le voyage semblait devoir s accomplir sans accident quand l éléphant donnant quelques signes d inquiétude s arrêta soudain Il était quatre heures alors « Qu y a t il demanda Sir Francis Cromarty qui releva la tête au dessus de son cacolet Je ne sais mon officier » répondit le Parsi en prêtant l oreille à un murmure confus qui passais sous l épaisse ramure Quelques instants après ce murmure devint plus définissable On eût dit un concert encore fort éloigné de voix humaines et d instruments de cuivre Passepartout était tout yeux tout oreilles Mr Fogg attendait patiemment sans prononcer une parole Le Parsi sauta à terre attacha l éléphant à un arbre et s enfonça au plus épais du taillis Quelques minutes plus tard il revint disant « Une procession de brahmanes qui se dirige de ce côté S il est possible évitons d être vus » Le guide détacha l éléphant et le conduisit dans un fourré en recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied à terre Lui même se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture si la fuite devenait nécessaire Mais il pensa que la troupe des fidèles passerait sans l apercevoir car l épaisseur du feuillage le dissimulait entièrement Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait Des chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales Bientôt la tête de la procession apparut sous les arbres à une cinquantaine de pas du poste occupé par Mr Fogg et ses compagnons Ils distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel de cette cérémonie religieuse En première ligne s avançaient des prêtres coiffés de mitres et vêtus de longues robes chamarrées Ils étaient entourés d hommes de femmes d enfants qui faisaient entendre une sorte de psalmodie funèbre interrompue à intervalles égaux par des coups de tam tams et de cymbales Derrière eux sur un char aux larges roues dont les rayons et la jante figuraient un entrelacement de serpents apparut une statue hideuse traînée par deux couples de zébus richement caparaçonnés Cette statue avait quatre bras le corps colorié d un rouge sombre les yeux hagards les cheveux emmêlés la langue pendante les lèvres teintes de henné et de bétel A son cou s enroulait un collier de têtes de mort à ses flancs une ceinture de mains coupées Elle se tenait debout sur un géant terrassé auquel le chef manquait Sir Francis Cromarty reconnut cette statue « La déesse Kâli murmura t il la déesse de l amour et de la mort De la mort j y consens mais de l amour jamais dit Passepartout La vilaine bonne femme » Le Parsi lui fit signe de se taire Autour de la statue s agitait se démenait se convulsionnait un groupe de vieux fakirs zébrés de bandes d ocre couverts d incisions cruciales qui laissaient échapper leur sang goutte à goutte énergumènes stupides qui dans les grandes cérémonies indoues se précipitent encore sous les roues du char de Jaggernaut Derrière eux quelques brahmanes dans toute la somptuosité de leur costume oriental traînaient une femme qui se soutenait à peine Cette femme était jeune blanche comme une Européenne Sa tête son cou ses épaules ses oreilles ses bras ses mains ses orteils étaient surchargés de bijoux colliers bracelets boucles et bagues Une tunique lamée d or recouverte d une mousseline légère dessinait les contours de sa taille Derrière cette jeune femme contraste violent pour les yeux des gardes armés de sabres nus passés à leur ceinture et de longs pistolets damasquinés portaient un cadavre sur un palanquin C était le corps d un vieillard revêtu de ses opulents habits de rajah ayant comme en sa vie le turban brodé de perles la robe tissue de soie et d or la ceinture de cachemire diamanté et ses magnifiques armes de prince indien Puis des musiciens et une arrière garde de fanatiques dont les cris couvraient parfois l assourdissant fracas des instruments fermaient le cortège Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d un air singulièrement attristé et se tournant vers le guide « Un sutty » dit il Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres La longue procession se déroula lentement sous les arbres et bientôt ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de la forêt Peu à peu les chants s éteignirent Il y eut encore quelques éclats de cris lointains et enfin à tout ce tumulte succéda un profond silence Phileas Fogg avait entendu ce mot prononcé par Sir Francis Cromarty et aussitôt que la procession eut disparu « Qu est ce qu un sutty demanda t il Un sutty monsieur Fogg répondit le brigadier général c est un sacrifice humain mais un sacrifice volontaire Cette femme que vous venez de voir sera brûlée demain aux premières heures du jour Ah les gueux s écria Passepartout qui ne put retenir ce cri d indignation Et ce cadavre demanda Mr Fogg C est celui du prince son mari répondit le guide un rajah indépendant du Bundelkund Comment reprit Phileas Fogg sans que sa voix trahît la moindre émotion ces barbares coutumes subsistent encore dans l Inde et les Anglais n ont pu les détruire Dans la plus grande partie de l Inde répondit Sir Francis Cromarty ces sacrifices ne s accomplissent plus mais nous n avons aucune influence sur ces contrées sauvages et principalement sur ce territoire du Bundelkund Tout le revers septentrional des Vindhias est le théâtre de meurtres et de pillages incessants La malheureuse murmurait Passepartout brûlée vive Oui reprit le brigadier général brûlée et si elle ne l était pas vous ne sauriez croire à quelle misérable condition elle se verrait réduite par ses proches On lui raserait les cheveux on la nourrirait à peine de quelques poignées de riz on la repousserait elle serait considérée comme une créature immonde et mourrait dans quelque coin comme un chien galeux Aussi la perspective de cette affreuse existence pousse t elle souvent ces malheureuses au supplice bien plus que l amour ou le fanatisme religieux Quelquefois cependant le sacrifice est réellement volontaire et il faut l intervention énergique du gouvernement pour l empêcher Ainsi il y a quelques années je résidais à Bombay quand une jeune veuve vint demander au gouverneur l autorisation de se brûler avec le corps de son mari Comme vous le pensez bien le gouverneur refusa Alors la veuve quitta la ville se réfugia chez un rajah indépendant et là elle consomma son sacrifice » Pendant le récit du brigadier général le guide secouait la tête et quand le récit fut achevé « Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n est pas volontaire dit il Comment le savez vous C est une histoire que tout le monde connaît dans le Bundelkund répondit le guide Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucune résistance fit observer Sir Francis Cromarty Cela tient à ce qu on l a enivrée de la fumée du chanvre et de l opium Mais où la conduit on A la pagode de Pillaji à deux milles d ici Là elle passera la nuit en attendant l heure du sacrifice Et ce sacrifice aura lieu Demain dès la première apparition du jour » Après cette réponse le guide fit sortir l éléphant de l épais fourré et se hissa sur le cou de l animal Mais au moment où il allait l exciter par un sifflement particulier Mr Fogg l arrêta et s adressant à Sir Francis Cromarty « Si nous sauvions cette femme dit il Sauver cette femme monsieur Fogg s écria le brigadier général J ai encore douze heures d avance Je puis les consacrer à cela Tiens Mais vous êtes un homme de coeur dit Sir Francis Cromarty Quelquefois répondit simplement Phileas Fogg quand j ai le temps » XIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE SOURIT AUX AUDACIEUX Le dessein était hardi hérissé de difficultés impraticable peut être Mr Fogg allait risquer sa vie ou tout au moins sa liberté et par conséquent la réussite de ses projets mais il n hésita pas Il trouva d ailleurs dans Sir Francis Cromarty un auxiliaire décidé Quant à Passepartout il était prêt on pouvait disposer de lui L idée de son maître l exaltait Il sentait un coeur une âme sous cette enveloppe de glace Il se prenait à aimer Phileas Fogg Restait le guide Quel parti prendrait il dans l affaire Ne serait il pas porté pour les hindous A défaut de son concours il fallait au moins s assurer sa neutralité Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question « Mon officier répondit le guide je suis Parsi et cette femme est Parsie Disposez de moi Bien guide répondit Mr Fogg Toutefois sachez le bien reprit le Parsi non seulement nous risquons notre vie mais des supplices horribles si nous sommes pris Ainsi voyez C est vu répondit Mr Fogg Je pense que nous devrons attendre la nuit pour agir Je le pense aussi » répondit le guide Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime C était une Indienne d une beauté célèbre de race parsie fille de riches négociants de Bombay Elle avait reçu dans cette ville une éducation absolument anglaise et à ses manières à son instruction on l eût crue Européenne Elle se nommait Aouda Orpheline elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah du Bundelkund Trois mois après elle devint veuve Sachant le sort qui l attendait elle s échappa fut reprise aussitôt et les parents du rajah qui avaient intérêt à sa mort la vouèrent à ce supplice auquel il ne semblait pas qu elle pût échapper Ce récit ne pouvait qu enraciner Mr Fogg et ses compagnons dans leur généreuse résolution Il fut décidé que le guide dirigerait l éléphant vers la pagode de Pillaji dont il se rapprocherait autant que possible Une demi heure après halte fut faite sous un taillis à cinq cents pas de la pagode que l on ne pouvait apercevoir mais les hurlements des fanatiques se laissaient entendre distinctement Les moyens de parvenir jusqu à la victime furent alors discutés Le guide connaissait cette pagode de Pillaji dans laquelle il affirmait que la jeune femme était emprisonnée Pourrait on y pénétrer par une des portes quand toute la bande serait plongée dans le sommeil de l ivresse ou faudrait il pratiquer un trou dans une muraille C est ce qui ne pourrait être décidé qu au moment et au lieu mêmes Mais ce qui ne fit aucun doute c est que l enlèvement devait s opérer cette nuit même et non quand le jour venu la victime serait conduite au supplice A cet instant aucune intervention humaine n eût pu la sauver Mr Fogg et ses compagnons attendirent la nuit Dès que l ombre se fit vers six heures du soir ils résolurent d opérer une reconnaissance autour de la pagode Les derniers cris des fakirs s éteignaient alors Suivant leur habitude ces Indiens devaient être plongés dans l épaisse ivresse du « hang » opium liquide mélangé d une infusion de chanvre et il serait peut être possible de se glisser entre eux jusqu au temple Le Parsi guidant Mr Fogg Sir Francis Cromarty et Passepartout s avança sans bruit à travers la forêt Après dix minutes de reptation sous les ramures ils arrivèrent au bord d une petite rivière et là à la lueur de torches de fer à la pointe desquelles brûlaient des résines ils aperçurent un monceau de bois empilé C était le bûcher fait de précieux santal et déjà imprégné d une huile parfumée A sa partie supérieure reposait le corps embaumé du rajah qui devait être brûlé en même temps que sa veuve A cent pas de ce bûcher s élevait la pagode dont les minarets perçaient dans l ombre la cime des arbres « Venez » dit le guide à voix basse Et redoublant de précaution suivi de ses compagnons il se glissa silencieusement à travers les grandes herbes Le silence n était plus interrompu que par le murmure du vent dans les branches Bientôt le guide s arrêta à l extrémité d une clairière Quelques résines éclairaient la place Le sol était jonché de groupes de dormeurs appesantis par l ivresse On eût dit un champ de bataille couvert de morts Hommes femmes enfants tout était confondu Quelques ivrognes râlaient encore çà et là A l arrière plan entre la masse des arbres le temple de Pillaji se dressait confusément Mais au grand désappointement du guide les gardes des rajahs éclairés par des torches fuligineuses veillaient aux portes et se promenaient le sabre nu On pouvait supposer qu à l intérieur les prêtres veillaient aussi Le Parsi ne s avança pas plus loin Il avait reconnu l impossibilité de forcer l entrée du temple et il ramena ses compagnons en arrière Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui qu ils ne pouvaient rien tenter de ce côté Ils s arrêtèrent et s entretinrent à voix basse « Attendons dit le brigadier général il n est que huit heures encore et il est possible que ces gardes succombent aussi au sommeil Cela est possible en effet » répondit le Parsi Phileas Fogg et ses compagnons s étendirent donc au pied d un arbre et attendirent Le temps leur parut long Le guide les quittait parfois et allait observer la lisière du bois Les gardes du rajah veillaient toujours à la lueur des torches et une vague lumière filtrait à travers les fenêtres de la pagode On attendit ainsi jusqu à minuit La situation ne changea pas Même surveillance au dehors Il était évident qu on ne pouvait compter sur l assoupissement des gardes L ivresse du « hang » leur avait été probablement épargnée Il fallait donc agir autrement et pénétrer par une ouverture pratiquée aux murailles de la pagode Restait la question de savoir si les prêtres veillaient auprès de leur victime avec autant de soin que les soldats à la porte du temple Après une dernière conversation le guide se dit prêt à partir Mr Fogg Sir Francis et Passepartout le suivirent Ils firent un détour assez long afin d atteindre la pagode par son chevet Vers minuit et demi ils arrivèrent au pied des murs sans avoir rencontré personne Aucune surveillance n avait été établie de ce côté mais il est vrai de dire que fenêtres et portes manquaient absolument Là nuit était sombre La lune alors dans son dernier quartier quittait à peine l horizon encombré de gros nuages La hauteur des arbres accroissait encore l obscurité Mais il ne suffisait pas d avoir atteint le pied des murailles il fallait encore y pratiquer une ouverture Pour cette opération Phileas Fogg et ses compagnons n avaient absolument que leurs couteaux de poche Très heureusement les parois du temple se composaient d un mélange de briques et de bois qui ne pouvait être difficile à percer La première brique une fois enlevée les autres viendraient facilement On se mit à la besogne en faisant le moins de bruit possible Le Parsi d un côté Passepartout de l autre travaillaient à desceller les briques de manière à obtenir une ouverture large de deux pieds Le travail avançait quand un cri se fit entendre à l intérieur du temple et presque aussitôt d autres cris lui répondirent du dehors Passepartout et le guide interrompirent leur travail Les avait on surpris L éveil était il donné La plus vulgaire prudence leur commandait de s éloigner ce qu ils firent en même temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty Ils se blottirent de nouveau sous le couvert du bois attendant que l alerte si c en était une se fût dissipée et prêts dans ce cas à reprendre leur opération Mais contretemps funeste des gardes se montrèrent au chevet de la pagode et s y installèrent de manière à empêcher toute approche Il serait difficile de décrire le désappointement de ces quatre hommes arrêtés dans leur oeuvre Maintenant qu ils ne pouvaient plus parvenir jusqu à la victime comment la sauveraient ils Sir Francis Cromarty se rongeait les poings Passepartout était hors de lui et le guide avait quelque peine à le contenir L impassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments « N avons nous plus qu à partir demanda le brigadier général à voix basse Nous n avons plus qu à partir répondit le guide Attendez dit Fogg Il suffit que je sois demain à Allahabad avant midi Mais qu espérez vous répondit Sir Francis Cromarty Dans quelques heures le jour va paraître et La chance qui nous échappe peut se représenter au moment suprême » Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas Fogg Sur quoi comptait donc ce froid Anglais Voulait il au moment du supplice se précipiter vers la jeune femme et l arracher ouvertement à ses bourreaux C eût été une folie et comment admettre que cet homme fût fou à ce point Néanmoins Sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu au dénouement de cette terrible scène Toutefois le guide ne laissa pas ses compagnons à l endroit où ils s étaient réfugiés et il les ramena vers la partie antérieure de la clairière Là abrités par un bouquet d arbres ils pouvaient observer les groupes endormis Cependant Passepartout juché sur les premières branches d un arbre ruminait une idée qui avait d abord traversé son esprit comme un éclair et qui finit par s incruster dans son cerveau Il avait commencé par se dire « Quelle folie » et maintenant il répétait « Pourquoi pas après tout C est une chance peut être la seule et avec de tels abrutis » En tout cas Passepartout ne formula pas autrement sa pensée mais il ne tarda pas à se glisser avec la souplesse d un serpent sur les basses branches de l arbre dont l extrémité se courbait vers le sol Les heures s écoulaient et bientôt quelques nuances moins sombres annoncèrent l approche du jour Cependant l obscurité était profonde encore C était le moment Il se fit comme une résurrection dans cette foule assoupie Les groupes s animèrent Des coups de tam tam retentirent Chants et cris éclatèrent de nouveau L heure était venue à laquelle l infortunée allait mourir En effet les portes de la pagode s ouvrirent Une lumière plus vive s échappa de l intérieur Mr Fogg et Sir Francis Cromarty purent apercevoir la victime vivement éclairée que deux prêtres traînaient au dehors Il leur sembla même que secouant l engourdissement de l ivresse par un suprême instinct de conservation la malheureuse tentait d échapper à ses bourreaux Le coeur de Sir Francis Cromarty bondit et par un mouvement convulsif saisissant la main de Phileas Fogg il sentit que cette main tenait un couteau ouvert En ce moment la foule s ébranla La jeune femme était retombée dans cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre Elle passa à travers les fakirs qui l escortaient de leurs vociférations religieuses Phileas Fogg et ses compagnons se mêlant aux derniers rangs de la foule la suivirent Deux minutes après ils arrivaient sur le bord de la rivière et s arrêtaient à moins de cinquante pas du bûcher sur lequel était couché le corps du rajah Dans la demi obscurité ils virent la victime absolument inerte étendue auprès du cadavre de son époux Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d huile s enflamma aussitôt A ce moment Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg qui dans un moment de folie généreuse s élançait vers le bûcher Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés quand la scène changea soudain Un cri de terreur s éleva Toute cette foule se précipita à terre épouvantée Le vieux rajah n était donc pas mort qu on le vît se redresser tout à coup comme un fantôme soulever la jeune femme dans ses bras descendre du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient une apparence spectrale Les fakirs les gardes les prêtres pris d une terreur subite étaient là face à terre n osant lever les yeux et regarder un tel prodige La victime inanimée passa entre les bras vigoureux qui la portaient et sans qu elle parût leur peser Mr Fogg et Sir Francis Cromarty étaient demeurés debout Le Parsi avait courbé la tête et Passepartout sans doute n était pas moins stupéfié Ce ressuscité arriva ainsi près de l endroit où se tenaient Mr Fogg et Sir Francis Cromarty et là d une voix brève « Filons » dit il C était Passepartout lui même qui s était glissé vers le bûcher au milieu de la fumée épaisse C était Passepartout qui profitant de l obscurité profonde encore avait arraché la jeune femme à la mort C était Passepartout qui jouant son rôle avec un audacieux bonheur passait au milieu de l épouvante générale Un instant après tous quatre disparaissaient dans le bois et l éléphant les emportait d un trot rapide Mais des cris des clameurs et même une balle perçant le chapeau de Phileas Fogg leur apprirent que la ruse était découverte En effet sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux rajah Les prêtres revenus de leur frayeur avaient compris qu un enlèvement venait de s accomplir Aussitôt ils s étaient précipités dans la forêt Les gardes les avaient suivis Une décharge avait eu lieu mais les ravisseurs fuyaient rapidement et en quelques instants ils se trouvaient hors de la portée des balles et des flèches XIV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L ADMIRABLE VALLÉE DU GANGE SANS MÊME SONGER A LA VOIR Le hardi enlèvement avait réussi Une heure après Passepartout riait encore de son succès Sir Francis Cromarty avait serré la main de l intrépide garçon Son maître lui avait dit « Bien » ce qui dans la bouche de ce gentleman équivalait à une haute approbation A quoi Passepartout avait répondu que tout l honneur de l affaire appartenait à son maître Pour lui il n avait eu qu une idée « drôle » et il riait en songeant que pendant quelques instants lui Passepartout ancien gymnaste ex sergent de pompiers avait été le veuf d une charmante femme un vieux rajah embaumé Quant à la jeune Indienne elle n avait pas eu conscience de ce qui s était passé Enveloppée dans les couvertures de voyage elle reposait sur l un des cacolets Cependant l éléphant guidé avec une extrême sûreté par le Parsi courait rapidement dans la forêt encore obscure Une heure après avoir quitté la pagode de Pillaji il se lançait à travers une immense plaine A sept heures on fit halte La jeune femme était toujours dans une prostration complète Le guide lui fit boire quelques gorgées d eau et de brandy mais cette influence stupéfiante qui l accablait devait se prolonger quelque temps encore Sir Francis Cromarty qui connaissait les effets de l ivresse produite par l inhalation des vapeurs du chanvre n avait aucune inquiétude sur son compte Mais si le rétablissement de la jeune Indienne ne fit pas question dans l esprit du brigadier général celui ci se montrait moins rassuré pour l avenir Il n hésita pas à dire à Phileas Fogg que si Mrs Aouda restait dans l Inde elle retomberait inévitablement entre les mains de ses bourreaux Ces énergumènes se tenaient dans toute la péninsule et certainement malgré la police anglaise ils sauraient reprendre leur victime fût ce à Madras à Bombay à Calcutta Et Sir Francis Cromarty citait à l appui de ce dire un fait de même nature qui s était passé récemment A son avis la jeune femme ne serait véritablement en sûreté qu après avoir quitté l Inde Phileas Fogg répondit qu il tiendrait compte de ces observations et qu il aviserait Vers dix heures le guide annonçait la station d Allahabad Là reprenait la voie interrompue du chemin de fer dont les trains franchissent en moins d un jour et d une nuit la distance qui sépare Allahabad de Calcutta Phileas Fogg devait donc arriver à temps pour prendre un paquebot qui ne partait que le lendemain seulement 25 octobre à midi pour Hong Kong La jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare Passepartout fut chargé d aller acheter pour elle divers objets de toilette robe châle fourrures etc ce qu il trouverait Son maître lui ouvrait un crédit illimité Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville Allahabad c est la cité de Dieu l une des plus vénérées de l Inde en raison de ce qu elle est bâtie au confluent de deux fleuves sacrés le Gange et la Jumna dont les eaux attirent les pèlerins de toute la péninsule On sait d ailleurs que suivant les légendes du Ramayana le Gange prend sa source dans le ciel d où grâce à Brahma il descend sur la terre Tout en faisant ses emplettes Passepartout eut bientôt vu la ville autrefois défendue par un fort magnifique qui est devenu une prison d État Plus de commerce plus d industrie dans cette cité jadis industrielle et commerçante Passepartout qui cherchait vainement un magasin de nouveautés comme s il eût été dans Regent street à quelques pas de Farmer et Co ne trouva que chez un revendeur vieux juif difficultueux les objets dont il avait besoin une robe en étoffe écossaise un vaste manteau et une magnifique pelisse en peau de loutre qu il n hésita pas à payer soixante quinze livres 1 875 F Puis tout triomphant il retourna à la gare Mrs Aouda commençait à revenir à elle Cette influence à laquelle les prêtres de Pillaji l avaient soumise se dissipait peu à peu et ses beaux yeux reprenaient toute leur douceur indienne Lorsque le roi poète Uçaf Uddaul célèbre les charmes de la reine d Ahméhnagara il s exprime ainsi « Sa luisante chevelure régulièrement divisée en deux parts encadre les contours harmonieux de ses joues délicates et blanches brillantes de poli et de fraîcheur Ses sourcils d ébène ont la forme et la puissance de l arc de Kama dieu d amour et sous ses longs cils soyeux dans la pupille noire de ses grands yeux limpides nagent comme dans les lacs sacrés de l Himalaya les reflets les plus purs de la lumière céleste Fines égales et blanches ses dents resplendissent entre ses lèvres souriantes comme des gouttes de rosée dans le sein mi clos d une fleur de grenadier Ses oreilles mignonnes aux courbes symétriques ses mains vermeilles ses petits pieds bombés et tendres comme les bourgeons du lotus brillent de l éclat des plus belles perles de Ceylan des plus beaux diamants de Golconde Sa mince et souple ceinture qu une main suffit à enserrer rehausse l élégante cambrure de ses reins arrondis et la richesse de son buste où la jeunesse en fleur étale ses plus parfaits trésors et sous les plis soyeux de sa tunique elle semble avoir été modelée en argent pur de la main divine de Vicvacarma l éternel statuaire » Mais sans toute cette amplification il suffit de dire que Mrs Aouda la veuve du rajah du Bundelkund était une charmante femme dans toute l acception européenne du mot Elle parlait l anglais avec une grande pureté et le guide n avait point exagéré en affirmant que cette jeune Parsie avait été transformée par l éducation Cependant le train allait quitter la station d Allahabad Le Parsi attendait Mr Fogg lui régla son salaire au prix convenu sans le dépasser d un farthing Ceci étonna un peu Passepartout qui savait tout ce que son maître devait au dévouement du guide Le Parsi avait en effet risqué volontairement sa vie dans l affaire de Pillaji et si plus tard les Indous l apprenaient il échapperait difficilement à leur vengeance Restait aussi la question de Kiouni Que ferait on d un éléphant acheté si cher Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution à cet égard « Parsi dit il au guide tu as été serviable et dévoué J ai payé ton service mais non ton dévouement Veux tu cet éléphant Il est à toi » Les yeux du guide brillèrent « C est une fortune que Votre Honneur me donne s écria t il Accepte guide répondit Mr Fogg et c est moi qui serai encore ton débiteur A la bonne heure s écria Passepartout Prends ami Kiouni est un brave et courageux animal » Et allant à la bête il lui présenta quelques morceaux de sucre disant « Tiens Kiouni tiens tiens » L éléphant fit entendre quelques grognement de satisfaction Puis prenant Passepartout par la ceinture et l enroulant de sa trompe il l enleva jusqu à la hauteur de sa tête Passepartout nullement effrayé fit une bonne caresse à l animal qui le replaça doucement à terre et à la poignée de trompe de l honnête Kiouni répondit une vigoureuse poignée de main de l honnête garçon Quelques instants après Phileas Fogg Sir Francis Cromarty et Passepartout installés dans un confortable wagon dont Mrs Aouda occupait la meilleure place couraient à toute vapeur vers Bénarès Quatre vingts milles au plus séparent cette ville d Allahabad et ils furent franchis en deux heures Pendant ce trajet la jeune femme revint complètement à elle les vapeurs assoupissantes du hang se dissipèrent Quel fut son étonnement de se trouver sur le railway dans ce compartiment recouverte de vêtements européens au milieu de voyageurs qui lui étaient absolument inconnus Tout d abord ses compagnons lui prodiguèrent leurs soins et la ranimèrent avec quelques gouttes de liqueur puis le brigadier général lui raconta son histoire Il insista sur le dévouement de Phileas Fogg qui n avait pas hésité à jouer sa vie pour la sauver et sur le dénouement de l aventure dû à l audacieuse imagination de Passepartout Mr Fogg laissa dire sans prononcer une parole Passepartout tout honteux répétait que « ça n en valait pas la peine » Mrs Aouda remercia ses sauveurs avec effusion par ses larmes plus que par ses paroles Ses beaux yeux mieux que ses lèvres furent les interprètes de sa reconnaissance Puis sa pensée la reportant aux scènes du sutty ses regards revoyant cette terre indienne où tant de dangers l attendaient encore elle fut prise d un frisson de terreur Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l esprit de Mrs Aouda et pour la rassurer il lui offrit très froidement d ailleurs de la conduire à Hong Kong où elle demeurerait jusqu à ce que cette affaire fût assoupie Mrs Aouda accepta l offre avec reconnaissance Précisément à Hong Kong résidait un de ses parents Parsi comme elle et l un des principaux négociants de cette ville qui est absolument anglaise tout en occupant un point de la côte chinoise A midi et demi le train s arrêtait à la station de Bénarès Les légendes brahmaniques affirment que cette ville occupe l emplacement de l ancienne Casi qui était autrefois suspendue dans l espace entre le zénith et le nadir comme la tombe de Mahomet Mais à cette époque plus réaliste Bénarès Athènes de l Inde au dire des orientalistes reposait tout prosaïquement sur le sol et Passepartout put un instant entrevoir ses maisons de briques ses huttes en clayonnage qui lui donnaient un aspect absolument désolé sans aucune couleur locale C était là que devait s arrêter Sir Francis Cromarty Les troupes qu il rejoignait campaient à quelques milles au nord de la ville Le brigadier général fit donc ses adieux à Phileas Fogg lui souhaitant tout le succès possible et exprimant le voeu qu il recommençât ce voyage d une façon moins originale mais plus profitable Mr Fogg pressa légèrement les doigts de son compagnon Les compliments de Mrs Aouda furent plus affectueux Jamais elle n oublierait ce qu elle devait à Sir Francis Cromarty Quant à Passepartout il fut honoré d une vraie poignée de main de la part du brigadier général Tout ému il se demanda où et quand il pourrait bien se dévouer pour lui Puis on se sépara A partir de Bénarès la voie ferrée suivait en partie la vallée du Gange A travers les vitres du wagon par un temps assez clair apparaissait le paysage varié du Béhar puis des montagnes couvertes de verdure les champs d orge de maïs et de froment des rios et des étangs peuplés d alligators verdâtres des villages bien entretenus des forêts encore verdoyantes Quelques éléphants des zébus à grosse bosse venaient se baigner dans les eaux du fleuve sacré et aussi malgré la saison avancée et la température déjà froide des bandes d Indous des deux sexes qui accomplissaient pieusement leurs saintes ablutions Ces fidèles ennemis acharnés du bouddhisme sont sectateurs fervents de la religion brahmanique qui s incarne en ces trois personnes Whisnou la divinité solaire Shiva la personnification divine des forces naturelles et Brahma le maître suprême des prêtres et des législateurs Mais de quel oeil Brahma Shiva et Whisnou devaient ils considérer cette Inde maintenant « britannisée » lorsque quelque steam boat passait en hennissant et troublait les eaux consacrées du Gange effarouchant les mouettes qui volaient à sa surface les tortues qui pullulaient sur ses bords et les dévots étendus au long de ses rives Tout ce panorama défila comme un éclair et souvent un nuage de vapeur blanche en cacha les détails A peine les voyageurs purent ils entrevoir le fort de Chunar à vingt milles au sud est de Bénarès ancienne forteresse des rajahs du Béhar Ghazepour et ses importantes fabriques d eau de rose le tombeau de Lord Cornwallis qui s élève sur la rive gauche du Gange la ville fortifiée de Buxar Patna grande cité industrielle et commerçante où se tient le principal marché d opium de l Inde Monghir ville plus qu européenne anglaise comme Manchester ou Birmingham renommée pour ses fonderies de fer ses fabriques de taillanderie et d armes blanches et dont les hautes cheminées encrassaient d une fumée noire le ciel de Brahma un véritable coup de poing dans le pays du rêve Puis la nuit vint et au milieu des hurlements des tigres des ours des loups qui fuyaient devant la locomotive le train passa à toute vitesse et on n aperçut plus rien des merveilles du Bengale ni Golgonde ni Gour en ruine ni Mourshedabad qui fut autrefois capitale ni Burdwan ni Hougly ni Chandernagor ce point français du territoire indien sur lequel Passepartout eût été fier de voir flotter le drapeau de sa patrie Enfin à sept heures du matin Calcutta était atteint Le paquebot en partance pour Hong Kong ne levait l ancre qu à midi Phileas Fogg avait donc cinq heures devant lui D après son itinéraire ce gentleman devait arriver dans la capitale des Indes le 25 octobre vingt trois jours après avoir quitté Londres et il y arrivait au jour fixé Il n avait donc ni retard ni avance Malheureusement les deux jours gagnés par lui entre Londres et Bombay avaient été perdus on sait comment dans cette traversée de la péninsule indienne mais il est à supposer que Phileas Fogg ne les regrettait pas XV OÙ LE SAC AUX BANK NOTES S ALLÈGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE LIVRES Le train s était arrêté en gare Passepartout descendit le premier du wagon et fut suivi de Mr Fogg qui aida sa jeune compagne à mettre pied sur le quai Phileas Fogg comptait se rendre directement au paquebot de Hong Kong afin d y installer confortablement Mrs Aouda qu il ne voulait pas quitter tant qu elle serait en ce pays si dangereux pour elle Au moment où Mr Fogg allait sortir de la gare un policeman s approcha de lui et dit « Monsieur Phileas Fogg C est moi Cet homme est votre domestique ajouta le policeman en désignant Passepartout Oui Veuillez me suivre tous les deux » Mr Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui une surprise quelconque Cet agent était un représentant de la loi et pour tout Anglais la loi est sacrée Passepartout avec ses habitudes françaises voulut raisonner mais le policeman le toucha de sa baguette et Phileas Fogg lui fit signe d obéir « Cette jeune dame peut nous accompagner demanda Mr Fogg Elle le peut » répondit le policeman Le policeman conduisit Mr Fogg Mrs Aouda et Passepartout vers un palki ghari sorte de voiture à quatre roues et à quatre places attelée de deux chevaux On partit Personne ne parla pendant le trajet qui dura vingt minutes environ La voiture traversa d abord la « ville noire » aux rues étroites bordées de cahutes dans lesquelles grouillait une population cosmopolite sale et déguenillée puis elle passa à travers la ville européenne égayée de maisons de briques ombragée de cocotiers hérissée de mâtures que parcouraient déjà malgré l heure matinale des cavaliers élégants et de magnifiques attelages Le palki ghari s arrêta devant une habitation d apparence simple mais qui ne devait pas être affectée aux usages domestiques Le policeman fit descendre ses prisonniers on pouvait vraiment leur donner ce nom et il les conduisit dans une chambre aux fenêtres grillées en leur disant « C est à huit heures et demie que vous comparaîtrez devant le juge Obadiah » Puis il se retira et ferma la porte « Allons nous sommes pris » s écria Passepartout en se laissant aller sur une chaise Mrs Aouda s adressant aussitôt à Mr Fogg lui dit d une voix dont elle cherchait en vain à déguiser l émotion « Monsieur il faut m abandonner C est pour moi que vous êtes poursuivi C est pour m avoir sauvée » Phileas Fogg se contenta de répondre que cela n était pas possible Poursuivi pour cette affaire du sutty Inadmissible Comment les plaignants oseraient ils se présenter Il y avait méprise Mr Fogg ajouta que dans tous les cas il n abandonnerait pas la jeune femme et qu il la conduirait à Hong Kong « Mais le bateau part à midi fit observer Passepartout Avant midi nous serons à bord » répondit simplement l impassible gentleman Cela fut affirmé si nettement que Passepartout ne put s empêcher de se dire à lui même « Parbleu cela est certain avant midi nous serons à bord » Mais il n était pas rassuré du tout A huit heures et demie la porte de la chambre s ouvrit Le policeman reparut et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine C était une salle d audience et un public assez nombreux composé d Européens et d indigènes en occupait déjà le prétoire Mr Fogg Mrs Aouda et Passepartout s assirent sur un banc en face des sièges réservés au magistrat et au greffier Ce magistrat le juge Obadiah entra presque aussitôt suivi du greffier C était un gros homme tout rond Il décrocha une perruque pendue à un clou et s en coiffa lestement « La première cause » dit il Mais portant la main à sa tête « Hé ce n est pas ma perruque En effet monsieur Obadiah c est la mienne répondit le greffier Cher monsieur Oysterpuf comment voulez vous qu un juge puisse rendre une bonne sentence avec la perruque d un greffier » L échange des perruques fut fait Pendant ces préliminaires Passepartout bouillait d impatience car l aiguille lui paraissait marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge du prétoire « La première cause reprit alors le juge Obadiah Phileas Fogg dit le greffier Oysterpuf Me voici répondit Mr Fogg Passepartout Présent répondit Passepartout Bien dit le juge Obadiah Voilà deux jours accusés que l on vous guette à tous les trains de Bombay Mais de quoi nous accuse t on s écria Passepartout impatienté Vous allez le savoir répondit le juge Monsieur dit alors Mr Fogg je suis citoyen anglais et j ai droit Vous a t on manqué d égards demanda Mr Obadiah Aucunement Bien faites entrer les plaignants » Sur l ordre du juge une porte s ouvrit et trois prêtres indous furent introduits par un huissier « C est bien cela murmura Passepartout ce sont ces coquins qui voulaient brûler notre jeune dame » Les prêtres se tinrent debout devant le juge et le greffier lut à haute voix une plainte en sacrilège formulée contre le sieur Phileas Fogg et son domestique accusés d avoir violé un lieu consacré par la religion brahmanique « Vous avez entendu demanda le juge à Phileas Fogg Oui monsieur répondit Mr Fogg en consultant sa montre et j avoue Ah vous avouez J avoue et j attends que ces trois prêtres avouent à leur tour ce qu ils voulaient faire à la pagode de Pillaji » Les prêtres se regardèrent Ils semblaient ne rien comprendre aux paroles de l accusé « Sans doute s écria impétueusement Passepartout à cette pagode de Pillaji devant laquelle ils allaient brûler leur victime » Nouvelle stupéfaction des prêtres et profond étonnement du juge Obadiah « Quelle victime demanda t il Brûler qui En pleine ville de Bombay Bombay s écria Passepartout Sans doute Il ne s agit pas de la pagode de Pillaji mais de la pagode de Malebar Hill à Bombay Et comme pièce de conviction voici les souliers du profanateur ajouta le greffier en posant une paire de chaussures sur son bureau Mes souliers » s écria Passepartout qui surpris au dernier chef ne put retenir cette involontaire exclamation On devine la confusion qui s était opérée dans l esprit du maître et du domestique Cet incident de la pagode de Bombay ils l avaient oublié et c était celui là même qui les amenait devant le magistrat de Calcutta En effet l agent Fix avait compris tout le parti qu il pouvait tirer de cette malencontreuse affaire Retardant son départ de douze heures il s était fait le conseil des prêtres de Malebar Hill il leur avait promis des dommages intérêts considérables sachant bien que le gouvernement anglais se montrait très sévère pour ce genre de délit puis par le train suivant il les avait lancés sur les traces du sacrilège Mais par suite du temps employé à la délivrance de la jeune veuve Fix et les Indous arrivèrent à Calcutta avant Phileas Fogg et son domestique que les magistrats prévenus par dépêche devaient arrêter à leur descente du train Que l on juge du désappointement de Fix quand il apprit que Phileas Fogg n était point encore arrivé dans la capitale de l Inde Il dut croire que son voleur s arrêtant à une des stations du Peninsular railway s était réfugié dans les provinces septentrionales Pendant vingt quatre heures au milieu de mortelles inquiétudes Fix le guetta à la gare Quelle fut donc sa joie quand ce matin même il le vit descendre du wagon en compagnie il est vrai d une jeune femme dont il ne pouvait s expliquer la présence Aussitôt il lança sur lui un policeman et voilà comment Mr Fogg Passepartout et la veuve du rajah du Bundelkund furent conduits devant le juge Obadiah Et si Passepartout eût été moins préoccupé de son affaire il aurait aperçu dans un coin du prétoire le détective qui suivait le débat avec un intérêt facile à comprendre car à Calcutta comme à Bombay comme à Suez le mandat d arrestation lui manquait encore Cependant le juge Obadiah avait pris acte de l aveu échappé à Passepartout qui aurait donné tout ce qu il possédait pour reprendre ses imprudentes paroles « Les faits sont avoués dit le juge Avoués répondit froidement Mr Fogg Attendu reprit le juge attendu que la loi anglaise entend protéger également et rigoureusement toutes les religions des populations de l Inde le délit étant avoué par le sieur Passepartout convaincu d avoir violé d un pied sacrilège le pavé de la pagode de Malebar Hill à Bombay dans la journée du 20 octobre condamne ledit Passepartout à quinze jours de prison et à une amende de trois cents livres 7 500 F Trois cents livres s écria Passepartout qui n était véritablement sensible qu à l amende Silence fit l huissier d une voix glapissante Et ajouta le juge Obadiah attendu qu il n est pas matériellement prouvé qu il n y ait pas connivence entre le domestique et le maître qu en tout cas celui ci doit être tenu responsable des gestes d un serviteur à ses gages retient ledit Phileas Fogg et le condamne à huit jours de prison et cent cinquante livres d amende Greffier appelez une autre cause » Fix dans son coin éprouvait une indicible satisfaction Phileas Fogg retenu huit jours à Calcutta c était plus qu il n en fallait pour donner au mandat le temps de lui arriver Passepartout était abasourdi Cette condamnation ruinait son maître Un pari de vingt mille livres perdu et tout cela parce que en vrai badaud il était entré dans cette maudite pagode Phileas Fogg aussi maître de lui que si cette condamnation ne l eût pas concerné n avait pas même froncé le sourcil Mais au moment où le greffier appelait une autre cause il se leva et dit « J offre caution C est votre droit » répondit le juge Fix se sentit froid dans le dos mais il reprit son assurance quand il entendit le juge « attendu la qualité d étrangers de Phileas Fogg et de son domestique » fixer la caution pour chacun d eux à la somme énorme de mille livres 25 000 F C était deux mille livres qu il en coûterait à Mr Fogg s il ne purgeait pas sa condamnation « Je paie » dit ce gentleman Et du sac que portait Passepartout il retira un paquet de bank notes qu il déposa sur le bureau du greffier « Cette somme vous sera restituée à votre sortie de prison dit le juge En attendant vous êtes libres sous caution Venez dit Phileas Fogg à son domestique Mais au moins qu ils rendent les souliers » s écria Passepartout avec un mouvement de rage On lui rendit ses souliers « En voilà qui coûtent cher murmura t il Plus de mille livres chacun Sans compter qu ils me gênent » Passepartout absolument piteux suivit Mr Fogg qui avait offert son bras à la jeune femme Fix espérait encore que son voleur ne se déciderait jamais à abandonner cette somme de deux mille livres et qu il ferait ses huit jours de prison Il se jeta donc sur les traces de Fogg Mr Fogg prit une voiture dans laquelle Mrs Aouda Passepartout et lui montèrent aussitôt Fix courut derrière la voiture qui s arrêta bientôt sur l un des quais de la ville A un demi mille en rade le Rangoon était mouillé son pavillon de partance hissé en tête de mât Onze heures sonnaient Mr Fogg était en avance d une heure Fix le vit descendre de voiture et s embarquer dans un canot avec Mrs Aouda et son domestique Le détective frappa la terre du pied « Le gueux s écria t il il part Deux mille livres sacrifiées Prodigue comme un voleur Ah je le filerai jusqu au bout du monde s il le faut mais du train dont il va tout l argent du vol y aura passé » L inspecteur de police était fondé à faire cette réflexion En effet depuis qu il avait quitté Londres tant en frais de voyage qu en primes en achat d éléphant en cautions et en amendes Phileas Fogg avait déjà semé plus de cinq mille livres 125 000 F sur sa route et le tant pour cent de la somme recouvrée attribué aux détectives allait diminuant toujours XVI OÙ FIX N A PAS L AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI PARLE Le Rangoon l un des paquebots que la Compagnie péninsulaire et orientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon était un steamer en fer à hélice jaugeant brut dix sept cent soixante dix tonnes et d une force nominale de quatre cents chevaux Il égalait le Mongolia en vitesse mais non en confortable Aussi Mrs Aouda ne fut elle point aussi bien installée que l eût désiré Phileas Fogg Après tout il ne s agissait que d une traversée de trois mille cinq cents milles soit de onze à douze jours et la jeune femme ne se montra pas une difficile passagère Pendant les premiers jours de cette traversée Mrs Aouda fit plus ample connaissance avec Phileas Fogg En toute occasion elle lui témoignait la plus vive reconnaissance Le flegmatique gentleman l écoutait en apparence au moins avec la plus extrême froideur sans qu une intonation un geste décelât en lui la plus légère émotion Il veillait à ce que rien ne manquât à la jeune femme A de certaines heures il venait régulièrement sinon causer du moins l écouter Il accomplissait envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte mais avec la grâce et l imprévu d un automate dont les mouvements auraient été combinés pour cet usage Mrs Aouda ne savait trop que penser mais Passepartout lui avait un peu expliqué l excentrique personnalité de son maître Il lui avait appris quelle gageure entraînait ce gentleman autour du monde Mrs Aouda avait souri mais après tout elle lui devait la vie et son sauveur ne pouvait perdre à ce qu elle le vît à travers sa reconnaissance Mrs Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire Elle était en effet de cette race qui tient le premier rang parmi les races indigènes Plusieurs négociants parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes dans le commerce des cotons L un d eux Sir James Jejeebhoy a été anobli par le gouvernement anglais et Mrs Aouda était parente de ce riche personnage qui habitait Bombay C était même un cousin de Sir Jejeebhoy l honorable Jejeeh qu elle comptait rejoindre à Hong Kong Trouverait elle près de lui refuge et assistance Elle ne pouvait l affirmer A quoi Mr Fogg répondait qu elle n eût pas à s inquiéter et que tout s arrangerait mathématiquement Ce fut son mot La jeune femme comprenait elle cet horrible adverbe On ne sait Toutefois ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr Fogg ses grands yeux « limpides comme les lacs sacrés de l Himalaya » Mais l intraitable Fogg aussi boutonné que jamais ne semblait point homme à se jeter dans ce lac Cette première partie de la traversée du Rangoon s accomplit dans des conditions excellentes Le temps était maniable Toute cette portion de l immense baie que les marins appellent les « brasses du Bengale » se montra favorable à la marche du paquebot Le Rangoon eut bientôt connaissance du Grand Andaman la principale du groupe que sa pittoresque montagne de Saddle Peak haute de deux mille quatre cents pieds signale de fort loin aux navigateurs La côte fut prolongée d assez près Les sauvages Papouas de l île ne se montrèrent point Ce sont des êtres placés au dernier degré de l échelle humaine mais dont on fait à tort des anthropophages Le développement panoramique de ces îles était superbe D immenses forêts de lataniers d arecs de bambousiers de muscadiers de tecks de gigantesques mimosées de fougères arborescentes couvraient le pays en premier plan et en arrière se profilait l élégante silhouette des montagnes Sur la côte pullulaient par milliers ces précieuses salanganes dont les nids comestibles forment un mets recherché dans le Céleste Empire Mais tout ce spectacle varié offert aux regards par le groupe des Andaman passa vite et le Rangoon s achemina rapidement vers le détroit de Malacca qui devait lui donner accès dans les mers de la Chine Que faisait pendant cette traversée l inspecteur Fix si malencontreusement entraîné dans un voyage de circumnavigation Au départ de Calcutta après avoir laissé des instructions pour que le mandat s il arrivait enfin lui fût adressé à Hong Kong il avait pu s embarquer à bord du Rangoon sans avoir été aperçu de Passepartout et il espérait bien dissimuler sa présence jusqu à l arrivée du paquebot En effet il lui eût été difficile d expliquer pourquoi il se trouvait à bord sans éveiller les soupçons de Passepartout qui devait le croire à Bombay Mais il fut amené à renouer connaissance avec l honnête garçon par la logique même des circonstances Comment On va le voir Toutes les espérances tous les désirs de l inspecteur de police étaient maintenant concentrés sur un unique point du monde Hong Kong car le paquebot s arrêtait trop peu de temps à Singapore pour qu il pût opérer en cette ville C était donc à Hong Kong que l arrestation du voleur devait se faire ou le voleur lui échappait pour ainsi dire sans retour En effet Hong Kong était encore une terre anglaise mais la dernière qui se rencontrât sur le parcours Au delà la Chine le Japon l Amérique offraient un refuge à peu près assuré au sieur Fogg A Hong Kong s il y trouvait enfin le mandat d arrestation qui courait évidemment après lui Fix arrêtait Fogg et le remettait entre les mains de la police locale Nulle difficulté Mais après Hong Kong un simple mandat d arrestation ne suffirait plus Il faudrait un acte d extradition De là retards lenteurs obstacles de toute nature dont le coquin profiterait pour échapper définitivement Si l opération manquait à Hong Kong il serait sinon impossible du moins bien difficile de la reprendre avec quelque chance de succès « Donc se répétait Fix pendant ces longues heures qu il passait dans sa cabine donc ou le mandat sera à Hong Kong et j arrête mon homme ou il n y sera pas et cette fois il faut à tout prix que je retarde son départ J ai échoué à Bombay j ai échoué à Calcutta Si je manque mon coup à Hong Kong je suis perdu de réputation Coûte que coûte il faut réussir Mais quel moyen employer pour retarder si cela est nécessaire le départ de ce maudit Fogg » En dernier ressort Fix était bien décidé à tout avouer à Passepartout à lui faire connaître ce maître qu il servait et dont il n était certainement pas le complice Passepartout éclairé par cette révélation devant craindre d être compromis se rangerait sans doute à lui Fix Mais enfin c était un moyen hasardeux qui ne pouvait être employé qu à défaut de tout autre Un mot de Passepartout à son maître eût suffi à compromettre irrévocablement l affaire L inspecteur de police était donc extrêmement embarrassé quand la présence de Mrs Aouda à bord du Rangoon en compagnie de Phileas Fogg lui ouvrit de nouvelles perspectives Quelle était cette femme Quel concours de circonstances en avait fait la compagne de Fogg C était évidemment entre Bombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu Mais en quel point de la péninsule Était ce le hasard qui avait réuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse Ce voyage à travers l Inde au contraire n avait il pas été entrepris par ce gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne car elle était charmante Fix l avait bien vu dans la salle d audience du tribunal de Calcutta On comprend à quel point l agent devait être intrigué Il se demanda s il n y avait pas dans cette affaire quelque criminel enlèvement Oui cela devait être Cette idée s incrusta dans le cerveau de Fix et il reconnut tout le parti qu il pouvait tirer de cette circonstance Que cette jeune femme fût mariée ou non il y avait enlèvement et il était possible à Hong Kong de susciter au ravisseur des embarras tels qu il ne pût s en tirer à prix d argent Mais il ne fallait pas attendre l arrivée du Rangoon à Hong Kong Ce Fogg avait la détestable habitude de sauter d un bateau dans un autre et avant que l affaire fût entamée il pouvait être déjà loin L important était donc de prévenir les autorités anglaises et de signaler le passage du Rangoon avant son débarquement Or rien n était plus facile puisque le paquebot faisait escale à Singapore et que Singapore est reliée à la côte chinoise par un fil télégraphique Toutefois avant d agir et pour opérer plus sûrement Fix résolut d interroger Passepartout Il savait qu il n était pas très difficile de faire parler ce garçon et il se décida à rompre l incognito qu il avait gardé jusqu alors Or il n y avait pas de temps à perdre On était au 30 octobre et le lendemain même le Rangoon devait relâcher à Singapore Donc ce jour là Fix sortant de sa cabine monta sur le pont dans l intention d aborder Passepartout « le premier » avec les marques de la plus extrême surprise Passepartout se promenait à l avant quand l inspecteur se précipita vers lui s écriant « Vous sur le Rangoon Monsieur Fix à bord répondit Passepartout absolument surpris en reconnaissant son compagnon de traversée du Mongolia Quoi je vous laisse à Bombay et je vous retrouve sur la route de Hong Kong Mais vous faites donc vous aussi le tour du monde Non non répondit Fix et je compte m arrêter à Hong Kong au moins quelques jours Ah dit Passepartout qui parut un instant étonné Mais comment ne vous ai je pas aperçu à bord depuis notre départ de Calcutta Ma foi un malaise un peu de mal de mer Je suis resté couché dans ma cabine Le golfe du Bengale ne me réussit pas aussi bien que l océan Indien Et votre maître Mr Phileas Fogg En parfaite santé et aussi ponctuel que son itinéraire Pas un jour de retard Ah monsieur Fix vous ne savez pas cela vous mais nous avons aussi une jeune dame avec nous Une jeune dame » répondit l agent qui avait parfaitement l air de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire Mais Passepartout l eut bientôt mis au courant de son histoire Il raconta l incident de la pagode de Bombay l acquisition de l éléphant au prix de deux mille livres l affaire du sutty l enlèvement d Aouda la condamnation du tribunal de Calcutta la liberté sous caution Fix qui connaissait la dernière partie de ces incidents semblait les ignorer tous et Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses aventures devant un auditeur qui lui marquait tant d intérêt « Mais en fin de compte demanda Fix est ce que votre maître a l intention d emmener cette jeune femme en Europe Non pas monsieur Fix non pas Nous allons tout simplement la remettre aux soins de l un de ses parents riche négociant de Hong Kong » « Rien à faire » se dit le détective en dissimulant son désappointement « Un verre de gin monsieur Passepartout Volontiers monsieur Fix C est bien le moins que nous buvions à notre rencontre à bord du Rangoon » XVII OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D AUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE SINGAPORE A HONG KONG Depuis ce jour Passepartout et le détective se rencontrèrent fréquemment mais l agent se tint dans une extrême réserve vis à vis de son compagnon et il n essaya point de le faire parler Une ou deux fois seulement il entrevit Mr Fogg qui restait volontiers dans le grand salon du Rangoon soit qu il tînt compagnie à Mrs Aouda soit qu il jouât au whist suivant son invariable habitude Quant à Passepartout il s était pris très sérieusement à méditer sur le singulier hasard qui avait mis encore une fois Fix sur la route de son maître Et en effet on eût été étonné à moins Ce gentleman très aimable très complaisant à coup sûr que l on rencontre d abord à Suez qui s embarque sur le Mongolia qui débarque à Bombay où il dit devoir séjourner que l on retrouve sur le Rangoon faisant route pour Hong Kong en un mot suivant pas à pas l itinéraire de Mr Fogg cela valait la peine qu on y réfléchît Il y avait là une concordance au moins bizarre A qui en avait ce Fix Passepartout était prêt a parier ses babouches il les avait précieusement conservées que le Fix quitterait Hong Kong en même temps qu eux et probablement sur le même paquebot Passepartout eût réfléchi pendant un siècle qu il n aurait jamais deviné de quelle mission l agent avait été chargé Jamais il n eût imaginé que Phileas Fogg fût « filé » à la façon d un voleur autour du globe terrestre Mais comme il est dans la nature humaine de donner une explication à toute chose voici comment Passepartout soudainement illuminé interpréta la présence permanente de Fix et vraiment son interprétation était fort plausible En effet suivant lui Fix n était et ne pouvait être qu un agent lancé sur les traces de Mr Fogg par ses collègues du Reform Club afin de constater que ce voyage s accomplissait régulièrement autour du monde suivant l itinéraire convenu « C est évident c est évident se répétait l honnête garçon tout fier de sa perspicacité C est un espion que ces gentlemen ont mis à nos trousses Voilà qui n est pas digne Mr Fogg si probe si honorable Le faire épier par un agent Ah messieurs du Reform Club cela vous coûtera cher » Passepartout enchanté de sa découverte résolut cependant de n en rien dire à son maître craignant que celui ci ne fût justement blessé de cette défiance que lui montraient ses adversaires Mais il se promit bien de gouailler Fix à l occasion à mots couverts et sans se compromettre Le mercredi 30 octobre dans l après midi le Rangoon embouquait le détroit de Malacca qui sépare la presqu île de ce nom des terres de Sumatra Des îlots montagneux très escarpés très pittoresques dérobaient aux passagers la vue de la grande île Le lendemain à quatre heures du matin le Rangoon ayant gagné une demi journée sur sa traversée réglementaire relâchait à Singapore afin d y renouveler sa provision de charbon Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains et cette fois il descendit à terre accompagnant Mrs Aouda qui avait manifesté le désir de se promener pendant quelques heures Fix à qui toute action de Fogg paraissait suspecte le suivit sans se laisser apercevoir Quant à Passepartout qui riait in petto à voir la manoeuvre de Fix il alla faire ses emplettes ordinaires L île de Singapore n est ni grande ni imposante l aspect Les montagnes c est à dire les profils lui manquent Toutefois elle est charmante dans sa maigreur C est un parc coupé de belles routes Un joli équipage attelé de ces chevaux élégants qui ont été importés de la Nouvelle Hollande transporta Mrs Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers à l éclatant feuillage et de girofliers dont les clous sont formés du bouton même de la fleur entrouverte Là les buissons de poivriers remplaçaient les haies épineuses des campagnes européennes des sagoutiers de grandes fougères avec leur ramure superbe variaient l aspect de cette région tropicale des muscadiers au feuillage verni saturaient l air d un parfum pénétrant Les singes bandes alertes et grimaçantes ne manquaient pas dans les bois ni peut être les tigres dans les jungles A qui s étonnerait d apprendre que dans cette île si petite relativement ces terribles carnassiers ne fussent pas détruits jusqu au dernier on répondra qu ils viennent de Malacca en traversant le détroit à la nage Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures Mrs Aouda et son compagnon qui regardait un peu sans voir rentrèrent dans la ville vaste agglomération de maisons lourdes et écrasées qu entourent de charmants jardins où poussent des mangoustes des ananas et tous les meilleurs fruits du monde A dix heures ils revenaient au paquebot après avoir été suivis sans s en douter par l inspecteur qui avait dû lui aussi se mettre en frais d équipage Passepartout les attendait sur le pont du Rangoon Le brave garçon avait acheté quelques douzaines de mangoustes grosses comme des pommes moyennes d un brun foncé au dehors d un rouge éclatant au dedans et dont le fruit blanc en fondant entre les lèvres procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille Passepartout fut trop heureux de les offrir à Mrs Aouda qui le remercia avec beaucoup de grâce A onze heures le Rangoon ayant son plein de charbon larguait ses amarres et quelques heures plus tard les passagers perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca dont les forêts abritent les plus beaux tigres de la terre Treize cents milles environ séparent Singapore de l île de Hong Kong petit territoire anglais détaché de la côte chinoise Phileas Fogg avait intérêt à les franchir en six jours au plus afin de prendre à Hong Kong le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama l un des principaux ports du Japon Le Rangoon était fort chargé De nombreux passagers s étaient embarqués à Singapore des Indous des Ceylandais des Chinois des Malais des Portugais qui pour la plupart occupaient les secondes places Le temps assez beau jusqu alors changea avec le dernier quartier de la lune Il y eut grosse mer Le vent souffla quelquefois en grande brise mais très heureusement de la partie du sud est ce qui favorisait la marche du steamer Quand il était maniable le capitaine faisait établir la voilure Le Rangoon gréé en brick navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine et sa rapidité s accrut sous la double action de la vapeur et du vent C est ainsi que l on prolongea sur une lame courte et parfois très fatigante les côtes d Annam et de Cochinchine Mais la faute en était plutôt au Rangoon qu à la mer et c est à ce paquebot que les passagers dont la plupart furent malades durent s en prendre de cette fatigue En effet les navires de la Compagnie péninsulaire qui font le service des mers de Chine ont un sérieux défaut de construction Le rapport de leur tirant d eau en charge avec leur creux a été mal calculé et par suite ils n offrent qu une faible résistance à la mer Leur volume clos impénétrable à l eau est insuffisant Ils sont « noyés » pour employer l expression maritime et en conséquence de cette disposition il ne faut que quelques paquets de mer jetés à bord pour modifier leur allure Ces navires sont donc très inférieurs sinon par le moteur et l appareil évaporatoire du moins par la construction aux types des Messageries françaises tels que l Impératrice et le Cambodge Tandis que suivant les calculs des ingénieurs ceux ci peuvent embarquer un poids d eau égal à leur propre poids avant de sombrer les bateaux de la Compagnie péninsulaire le Golgonda le Corea et enfin le Rangoon ne pourraient pas embarquer le sixième de leur poids sans couler par le fond Donc par le mauvais temps il convenait de prendre de grandes précautions Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite vapeur C était une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune façon mais dont Passepartout se montrait extrêmement irrité Il accusait alors le capitaine le mécanicien la Compagnie et envoyait au diable tous ceux qui se mêlent de transporter des voyageurs Peut être aussi la pensée de ce bec de gaz qui continuait de brûler à son compte dans la maison de Saville row entrait elle pour beaucoup dans son impatience « Mais vous êtes donc bien pressé d arriver à Hong Kong lui demanda un jour le détective Très pressé répondit Passepartout Vous pensez que Mr Fogg a hâte de prendre le paquebot de Yokohama Une hâte effroyable Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du monde Absolument Et vous monsieur Fix Moi je n y crois pas Farceur » répondit Passepartout en clignant de l oeil Ce mot laissa l agent rêveur Ce qualificatif l inquiéta sans qu il sût trop pourquoi Le Français l avait il deviné Il ne savait trop que penser Mais sa qualité de détective dont seul il avait le secret comment Passepartout aurait il pu la reconnaître Et cependant en lui parlant ainsi Passepartout avait certainement eu une arrière pensée Il arriva même que le brave garçon alla plus loin un autre jour mais c était plus fort que lui Il ne pouvait tenir sa langue « Voyons monsieur Fix demanda t il à son compagnon d un ton malicieux est ce que une fois arrivés à Hong Kong nous aurons le malheur de vous y laisser Mais répondit Fix assez embarrassé je ne sais Peut être que Ah dit Passepartout si vous nous accompagniez ce serait un bonheur pour moi Voyons un agent de la Compagnie péninsulaire ne saurait s arrêter en route Vous n alliez qu à Bombay et vous voici bientôt en Chine L Amérique n est pas loin et de l Amérique à l Europe il n y a qu un pas » Fix regardait attentivement son interlocuteur qui lui montrait la figure la plus aimable du monde et il prit le parti de rire avec lui Mais celui ci qui était en veine lui demanda si « ça lui rapportait beaucoup ce métier là » « Oui et non répondit Fix sans sourciller Il y a de bonnes et de mauvaises affaires Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas à mes frais Oh pour cela j en suis sûr » s écria Passepartout riant de plus belle La conversation finie Fix rentra dans sa cabine et se mit à réfléchir Il était évidemment deviné D une façon ou d une autre le Français avait reconnu sa qualité de détective Mais avait il prévenu son maître Quel rôle jouait il dans tout ceci Était il complice ou non L affaire était elle éventée et par conséquent manquée L agent passa là quelques heures difficiles tantôt croyant tout perdu tantôt espérant que Fogg ignorait la situation enfin ne sachant quel parti prendre Cependant le calme se rétablit dans son cerveau et il résolut d agir franchement avec Passepartout S il ne se trouvait pas dans les conditions voulues pour arrêter Fogg à Hong Kong et si Fogg se préparait à quitter définitivement cette fois le territoire anglais lui Fix dirait tout à Passepartout Ou le domestique était le complice de son maître et celui ci savait tout et dans ce cas l affaire était définitivement compromise ou le domestique n était pour rien dans le vol et alors son intérêt serait d abandonner le voleur Telle était donc la situation respective de ces deux hommes et au dessus d eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indifférence Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde sans s inquiéter des astéroïdes qui gravitaient autour de lui Et cependant dans le voisinage il y avait suivant l expression des astronomes un astre troublant qui aurait dû produire certaines perturbations sur le coeur de ce gentleman Mais non Le charme de Mrs Aouda n agissait point à la grande surprise de Passepartout et les perturbations si elles existaient eussent été plus difficiles à calculer que celles d Uranus qui l ont amené la découverte de Neptune Oui c était un étonnement de tous les jours pour Passepartout qui lisait tant de reconnaissance envers son maître dans les yeux de la jeune femme Décidément Phileas Fogg n avait de coeur que ce qu il en fallait pour se conduire héroïquement mais amoureusement non Quant aux préoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire naître en lui il n y en avait pas trace Mais Passepartout lui vivait dans des transes continuelles Un jour appuyé sur la rambarde de l « engine room » il regardait la puissante machine qui s emportait parfois quand dans un violent mouvement de tangage l hélice s affolait hors des flots La vapeur fusait alors par les soupapes ce qui provoqua la colère du digne garçon « Elles ne sont pas assez chargées ces soupapes s écria t il On ne marche pas Voilà bien ces Anglais Ah si c était un navire américain on sauterait peut être mais on irait plus vite » XVIII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG PASSEPARTOUT FIX CHACUN DE SON CÔTÉ VA A SES AFFAIRES Pendant les derniers jours de la traversée le temps fut assez mauvais Le vent devint très fort Fixé dans la partie du nord ouest il contraria la marche du paquebot Le Rangoon trop instable roula considérablement et les passagers furent en droit de garder rancune à ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large Pendant les journées du 3 et du 4 novembre ce fut une sorte de tempête La bourrasque battit la mer avec véhémence Le Rangoon dut mettre à la cape pendant un demi jour se maintenant avec dix tours d hélice seulement de manière à biaiser avec les lames Toutes les voiles avaient été serrées et c était encore trop de ces agrès qui sifflaient au milieu des rafales La vitesse du paquebot on le conçoit fut notablement diminuée et l on put estimer qu il arriverait à Hong Kong avec vingt heures de retard sur l heure réglementaire et plus même si la tempête ne cessait pas Phileas Fogg assistait à ce spectacle d une mer furieuse qui semblait lutter directement contre lui avec son habituelle impassibilité Son front ne s assombrit pas un instant et cependant un retard de vingt heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le départ du paquebot de Yokohama Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui Il semblait vraiment que cette tempête rentrât dans son programme qu elle fût prévue Mrs Aouda qui s entretint avec son compagnon de ce contretemps le trouva aussi calme que par le passé Fix lui ne voyait pas ces choses du même oeil Bien au contraire Cette tempête lui plaisait Sa satisfaction aurait même été sans bornes si le Rangoon eût été obligé de fuir devant la tourmente Tous ces retards lui allaient car ils obligeraient le sieur Fogg à rester quelques jours à Hong Kong Enfin le ciel avec ses rafales et ses bourrasques entrait dans son jeu Il était bien un peu malade mais qu importe Il ne comptait pas ses nausées et quand son corps se tordait sous le mal de mer son esprit s ébaudissait d une immense satisfaction Quant à Passepartout on devine dans quelle colère peu dissimulée il passa ce temps d épreuve Jusqu alors tout avait si bien marché La terre et l eau semblaient être à la dévotion de son maître Steamers et railways lui obéissaient Le vent et la vapeur s unissaient pour favoriser son voyage L heure des mécomptes avait elle donc enfin sonné Passepartout comme si les vingt mille livres du pari eussent dû sortir de sa bourse ne vivait plus Cette tempête l exaspérait cette rafale le mettait en fureur et il eût volontiers fouetté cette mer désobéissante Pauvre garçon Fix lui cacha soigneusement sa satisfaction personnelle et il fit bien car si Passepartout eût deviné le secret contentement de Fix Fix eût passé un mauvais quart d heure Passepartout pendant toute la durée de la bourrasque demeura sur le pont du Rangoon Il n aurait pu rester en bas il grimpait dans la mâture il étonnait l équipage et aidait à tout avec une adresse de singe Cent fois il interrogea le capitaine les officiers les matelots qui ne pouvaient s empêcher de rire en voyant un garçon si décontenancé Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la tempête On le renvoyait alors au baromètre qui ne se décidait pas à remonter Passepartout secouait le baromètre mais rien n y faisait ni les secousses ni les injures dont il accablait l irresponsable instrument Enfin la tourmente s apaisa L état de la mer se modifia dans la journée du 4 novembre Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint favorable Passepartout se rasséréna avec le temps Les huniers et les basses voiles purent être établis et le Rangoon reprit sa route avec une merveilleuse vitesse Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu Il fallait bien en prendre son parti et la terre ne fut signalée que le 6 à cinq heures du matin L itinéraire de Phileas Fogg portait l arrivée du paquebot au 5 Or il n arrivait que le 6 C était donc vingt quatre heures de retard et le départ pour Yokohama serait nécessairement manqué A six heures le pilote monta à bord du Rangoon et prit place sur la passerelle afin de diriger le navire à travers les passes jusqu au port de Hong Kong Passepartout mourait du désir d interroger cet homme de lui demander si le paquebot de Yokohama avait quitté Hong Kong Mais il n osait pas aimant mieux conserver un peu d espoir jusqu au dernier instant Il avait confié ses inquiétudes à Fix qui le fin renard essayait de le consoler en lui disant que Mr Fogg en serait quitte pour prendre le prochain paquebot Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote Mr Fogg après avoir consulté son Bradshaw demanda de son air tranquille audit pilote s il savait quand il partirait un bateau de Hong Kong pour Yokohama « Demain à la marée du matin répondit le pilote Ah » fit Mr Fogg sans manifester aucun étonnement Passepartout qui était présent eût volontiers embrassé le pilote auquel Fix aurait voulu tordre le cou « Quel est le nom de ce steamer demanda Mr Fogg Le Carnatic répondit le pilote N était ce pas hier qu il devait partir Oui monsieur mais on a dû réparer une de ses chaudières et son départ a été remis à demain Je vous remercie » répondit Mr Fogg qui de son pas automatique redescendit dans le salon du Rangoon Quant à Passepartout il saisit la main du pilote et l étreignit vigoureusement en disant « Vous pilote vous êtes un brave homme » Le pilote ne sut jamais sans doute pourquoi ses réponses lui valurent cette amicale expansion A un coup de sifflet il remonta sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de jonques de tankas de bateaux pêcheurs de navires de toutes sortes qui encombraient les pertuis de Hong Kong A une heure le Rangoon était à quai et les passagers débarquaient En cette circonstance le hasard avait singulièrement servi Phileas Fogg il faut en convenir Sans cette nécessité de réparer ses chaudières le Carnatic fût parti à la date du 5 novembre et les voyageurs pour le Japon auraient dû attendre pendant huit jours le départ du paquebot suivant Mr Fogg il est vrai était en retard de vingt quatre heures mais ce retard ne pouvait avoir de conséquences fâcheuses pour le reste du voyage En effet le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco la traversée du Pacifique était en correspondance directe avec le paquebot de Hong Kong et il ne pouvait partir avant que celui ci fût arrivé Évidemment il y aurait vingt quatre heures de retard à Yokohama mais pendant les vingt deux jours que dure la traversée du Pacifique il serait facile de les regagner Phileas Fogg se trouvait donc à vingt quatre heures près dans les conditions de son programme trente cinq jours après avoir quitté Londres Le Carnatic ne devant partir que le lendemain matin à cinq heures Mr Fogg avait devant lui seize heures pour s occuper de ses affaires c est à dire de celles qui concernaient Mrs Aouda Au débarqué du bateau il offrit son bras à la jeune femme et la conduisit vers un palanquin Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hôtel et ceux ci lui désignèrent l Hôtel du Club Le palanquin se mit en route suivi de Passepartout et vingt minutes après il arrivait à destination Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla à ce qu elle ne manquât de rien Puis il dit à Mrs Aouda qu il allait immédiatement se mettre à la recherche de ce parent aux soins duquel il devait la laisser à Hong Kong En même temps il donnait à Passepartout l ordre de demeurer à l hôtel jusqu à son retour afin que la jeune femme n y restât pas seule Le gentleman se fit conduire à la Bourse Là on connaîtrait immanquablement un personnage tel que l honorable Jejeeh qui comptait parmi les plus riches commerçants de la ville Le courtier auquel s adressa Mr Fogg connaissait en effet le négociant parsi Mais depuis deux ans celui ci n habitait plus la Chine Sa fortune faite il s était établi en Europe en Hollande croyait on ce qui s expliquait par suite de nombreuses relations qu il avait eues avec ce pays pendant son existence commerciale Phileas Fogg revint à l Hôtel du Club Aussitôt il fit demander à Mrs Aouda la permission de se présenter devant elle et sans autre préambule il lui apprit que l honorable Jejeeh ne résidait plus à Hong Kong et qu il habitait vraisemblablement la Hollande A cela Mrs Aouda ne répondit rien d abord Elle passa sa main sur son front et resta quelques instants à réfléchir Puis de sa douce voix « Que dois je faire monsieur Fogg dit elle C est très simple répondit le gentleman Revenir en Europe Mais je ne puis abuser Vous n abusez pas et votre présence ne gêne en rien mon programme Passepartout Monsieur répondit Passepartout Allez au Carnatic et retenez trois cabines » Passepartout enchanté de continuer son voyage dans la compagnie de la jeune femme qui était fort gracieuse pour lui quitta aussitôt l Hôtel du Club XIX OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT A SON MAÎTRE ET CE QUI S ENSUIT Hong Kong n est qu un îlot dont le traité de Nanking après la guerre de 1842 assura la possession à l Angleterre En quelques années le génie colonisateur de la Grande Bretagne y avait fondé une ville importante et créé un port le port Victoria Cette île est située à l embouchure de la rivière de Canton et soixante milles seulement la séparent de la cité portugaise de Macao bâtie sur l autre rive Hong Kong devait nécessairement vaincre Macao dans une lutte commerciale et maintenant la plus grande partie du transit chinois s opère par la ville anglaise Des docks des hôpitaux des wharfs des entrepôts une cathédrale gothique un « government house » des rues macadamisées tout ferait croire qu une des cités commerçantes des comtés de Kent ou de Surrey traversant le sphéroïde terrestre est venue ressortir en ce point de la Chine presque à ses antipodes Passepartout les mains dans les poches se rendit donc vers le port Victoria regardant les palanquins les brouettes à voile encore en faveur dans le Céleste Empire et toute cette foule de Chinois de Japonais et d Européens qui se pressait dans les rues A peu de choses près c était encore Bombay Calcutta ou Singapore que le digne garçon retrouvait sur son parcours Il y a ainsi comme une traînée de villes anglaises tout autour du monde Passepartout arriva au port Victoria Là à l embouchure de la rivière de Canton c était un fourmillement de navires de toutes nations des anglais des français des américains des hollandais bâtiments de guerre et de commerce des embarcations japonaises ou chinoises des jonques des sempans des tankas et même des bateaux fleurs qui formaient autant de parterres flottants sur les eaux En se promenant Passepartout remarqua un certain nombre d indigènes vêtus de jaune tous très avancés en âge Étant entré chez un barbier chinois pour se faire raser « à la chinoise » il apprit par le Figaro de l endroit qui parlait un assez bon anglais que ces vieillards avaient tous quatre vingts ans au moins et qu à cet âge ils avaient le privilège de porter la couleur jaune qui est la couleur impériale Passepartout trouva cela fort drôle sans trop savoir pourquoi Sa barbe faite il se rendit au quai d embarquement du Carnatic et là il aperçut Fix qui se promenait de long en large ce dont il ne fut point étonné Mais l inspecteur de police laissait voir sur son visage les marques d un vif désappointement « Bon se dit Passepartout cela va mal pour les gentlemen du Reform Club » Et il accosta Fix avec son joyeux sourire sans vouloir remarquer l air vexé de son compagnon Or l agent avait de bonnes raisons pour pester contre l infernale chance qui le poursuivait Pas de mandat Il était évident que le mandat courait après lui et ne pourrait l atteindre que s il séjournait quelques jours en cette ville Or Hong Kong étant la dernière terre anglaise du parcours le sieur Fogg allait lui échapper définitivement s il ne parvenait pas à l y retenir « Eh bien monsieur Fix êtes vous décidé à venir avec nous jusqu en Amérique demanda Passepartout Oui répondit Fix les dents serrées Allons donc s écria Passepartout en faisant entendre un retentissant éclat de rire Je savais bien que vous ne pourriez pas vous séparer de nous Venez retenir votre place venez » Et tous deux entrèrent au bureau des transports maritimes et arrêtèrent des cabines pour quatre personnes Mais l employé leur fit observer que les réparations du Carnatic étant terminées le paquebot partirait le soir même à huit heures et non le lendemain matin comme il avait été annoncé « Très bien répondit Passepartout cela arrangera mon maître Je vais le prévenir » A ce moment Fix prit un parti extrême Il résolut de tout dire à Passepartout C était le seul moyen peut être qu il eût de retenir Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong Kong En quittant le bureau Fix offrit à son compagnon de se rafraîchir dans une taverne Passepartout avait le temps Il accepta l invitation de Fix Une taverne s ouvrait sur le quai Elle avait un aspect engageant Tous deux y entrèrent C était une vaste salle bien décorée au fond de laquelle s étendait un lit de camp garni de coussins Sur ce lit étaient rangés un certain nombre de dormeurs Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de petites tables en jonc tressé Quelques uns vidaient des pintes de bière anglaise ale ou porter d autres des brocs de liqueurs alcooliques gin ou brandy En outre la plupart fumaient de longues pipes de terre rouge bourrées de petites boulettes d opium mélangé d essence de rose Puis de temps en temps quelque fumeur énervé glissait sous la table et les garçons de l établissement le prenant par les pieds et par la tête le portaient sur le lit de camp près d un confrère Une vingtaine de ces ivrognes étaient ainsi rangés côte à côte dans le dernier degré d abrutissement Fix et Passepartout comprirent qu ils étaient entrés dans une tabagie hantée de ces misérables hébétés amaigris idiots auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante millions de francs de cette funeste drogue qui s appelle l opium Tristes millions que ceux là prélevés sur un des plus funestes vices de la nature humaine Le gouvernement chinois a bien essayé de remédier à un tel abus par des lois sévères mais en vain De la classe riche à laquelle l usage de l opium était d abord formellement réservé cet usage descendit jusqu aux classes inférieures et les ravages ne purent plus être arrêtés On fume l opium partout et toujours dans l empire du Milieu Hommes et femmes s adonnent à cette passion déplorable et lorsqu ils sont accoutumés à cette inhalation ils ne peuvent plus s en passer à moins d éprouver d horribles contractions de l estomac Un grand fumeur peut fumer jusqu à huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans Or c était dans une des nombreuses tabagies de ce genre qui pullulent même à Hong Kong que Fix et Passepartout étaient entrés avec l intention de se rafraîchir Passepartout n avait pas d argent mais il accepta volontiers la « politesse » de son compagnon quitte à la lui rendre en temps et lieu On demanda deux bouteilles de porto auxquelles le Français fit largement honneur tandis que Fix plus réservé observait son compagnon avec une extrême attention On causa de choses et d autres et surtout de cette excellente idée qu avait eue Fix de prendre passage sur le Carnatic Et à propos de ce steamer dont le départ se trouvait avancé de quelques heures Passepartout les bouteilles étant vides se leva afin d aller prévenir son maître Fix le retint « Un instant dit il Que voulez vous monsieur Fix J ai à vous parler de choses sérieuses De choses sérieuses s écria Passepartout en vidant quelques gouttes de vin restées au fond au son verre Eh bien nous en parlerons demain Je n ai pas le temps aujourd hui Restez répondit Fix Il s agit de votre maître » Passepartout à ce mot regarda attentivement son interlocuteur L expression du visage de Fix lui parut singulière Il se rassit « Qu est ce donc que vous avez à me dire » demanda t il Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et baissant la voix « Vous avez deviné qui j étais lui demanda t il Parbleu dit Passepartout en souriant Alors je vais tout vous avouer Maintenant que je sais tout mon compère Ah voilà qui n est pas fort Enfin allez toujours Mais auparavant laissez moi vous dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement Inutilement dit Fix Vous en parlez à votre aise On voit bien que vous ne connaissez pas l importance de la somme Mais si je la connais répondit Passepartout Vingt mille livres Cinquante cinq mille reprit Fix en serrant la main du Français Quoi s écria Passepartout Mr Fogg aurait osé Cinquante cinq mille livres Eh bien raison de plus pour ne pas perdre un instant ajouta t il en se levant de nouveau Cinquante cinq mille livres reprit Fix qui força Passepartout à se rasseoir après avoir fait apporter un flacon de brandy et si je réussis je gagne une prime de deux mille livres En voulez vous cinq cents 12 500 F à la condition de m aider Vous aider s écria Passepartout dont les yeux étaient démesurément ouverts Oui m aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à Hong Kong Hein fit Passepartout que dites vous là Comment non content de faire suivre mon maître de suspecter sa loyauté ces gentlemen veulent encore lui susciter des obstacles J en suis honteux pour eux Ah çà que voulez vous dire demanda Fix Je veux dire que c est de la pure indélicatesse Autant dépouiller Mr Fogg et lui prendre l argent dans la poche Eh c est bien à cela que nous comptons arriver Mais c est un guet apens s écria Passepartout qui s animait alors sous l influence du brandy que lui servait Fix et qu il buvait sans s en apercevoir un guet apens véritable Des gentlemen des collègues » Fix commençait à ne plus comprendre « Des collègues s écria Passepartout des membres du Reform Club Sachez monsieur Fix que mon maître est un honnête homme et que quand il a fait un pari c est loyalement qu il prétend le gagner Mais qui croyez vous donc que je sois demanda Fix en fixant son regard sur Passepartout Parbleu un agent des membres du Reform Club qui a mission de contrôler l itinéraire de mon maître ce qui est singulièrement humiliant Aussi bien que depuis quelque temps déjà j aie deviné votre qualité je me suis bien gardé de la révéler à Mr Fogg Il ne sait rien demanda vivement Fix Rien » répondit Passepartout en vidant encore une fois son verre L inspecteur de police passa sa main sur son front Il hésitait avant de reprendre la parole Que devait il faire L erreur de Passepartout semblait sincère mais elle rendait son projet plus difficile Il était évident que ce garçon parlait avec une absolue bonne foi et qu il n était point le complice de son maître ce que Fix aurait pu craindre « Eh bien se dit il puisqu il n est pas son complice il m aidera » Le détective avait une seconde fois pris son parti D ailleurs il n avait plus le temps d attendre A tout prix il fallait arrêter Fogg à Hong Kong « Ecoutez dit Fix d une voix brève écoutez moi bien Je ne suis pas ce que vous croyez c est à dire un agent des membres du Reform Club Bah dit Passepartout en le regardant d un air goguenard Je suis un inspecteur de police chargé d une mission par l administration métropolitaine Vous inspecteur de police Oui et je le prouve reprit Fix Voici ma commission » Et l agent tirant un papier de son portefeuille montra à son compagnon une commission signée du directeur de la police centrale Passepartout abasourdi regardait Fix sans pouvoir articuler une parole « Le pari du sieur Fogg reprit Fix n est qu un prétexte dont vous êtes dupes vous et ses collègues du Reform Club car il avait intérêt à s assurer votre inconsciente complicité Mais pourquoi s écria Passepartout Ecoutez Le 28 septembre dernier un vol de cinquante cinq mille livres a été commis à la Banque d Angleterre par un individu dont le signalement a pu être relevé Or voici ce signalement et c est trait pour trait celui du sieur Fogg Allons donc s écria Passepartout en frappant la table de son robuste poing Mon maître est le plus honnête homme du monde Qu en savez vous répondit Fix Vous ne le connaissez même pas Vous êtes entré à son service le jour de son départ et il est parti précipitamment sous un prétexte insensé sans malles emportant une grosse somme en bank notes Et vous osez soutenir que c est un honnête homme Oui oui répétait machinalement le pauvre garçon Voulez vous donc être arrêté comme son complice » Passepartout avait pris sa tête à deux mains Il n était plus reconnaissable Il n osait regarder l inspecteur de police Phileas Fogg un voleur lui le sauveur d Aouda l homme généreux et brave Et pourtant que de présomptions relevées contre lui Passepartout essayait de repousser les soupçons qui se glissaient dans son esprit Il ne voulait pas croire à la culpabilité de son maître « Enfin que voulez vous de moi dit il à l agent de police en se contenant par un suprême effort Voici répondit Fix J ai filé le sieur Fogg jusqu ici mais je n ai pas encore reçu le mandat d arrestation que j ai demandé à Londres Il faut donc que vous m aidiez à retenir à Hong Kong Moi que je Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise par la Banque d Angleterre Jamais » répondit Passepartout qui voulut se lever et retomba sentant sa raison et ses forces lui échapper à la fois « Monsieur Fix dit il en balbutiant quand bien même tout ce que vous m avez dit serait vrai quand mon maître serait le voleur que vous cherchez ce que je nie j ai été je suis à son service je l ai vu bon et généreux Le trahir jamais non pour tout l or du monde Je suis d un village où l on ne mange pas de ce pain là Vous refusez Je refuse Mettons que je n ai rien dit répondit Fix et buvons Oui buvons » Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l ivresse Fix comprenant qu il fallait à tout prix le séparer de son maître voulut l achever Sur la table se trouvaient quelques pipes chargées d opium Fix en glissa une dans la main de Passepartout qui la prit la porta à ses lèvres l alluma respira quelques bouffées et retomba la tête alourdie sous l influence du narcotique « Enfin dit Fix en voyant Passepartout anéanti le sieur Fogg ne sera pas prévenu à temps du départ du Carnatic et s il part du moins partira t il sans ce maudit Français » Puis il sortit après avoir payé la dépense XX DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG Pendant cette scène qui allait peut être compromettre si gravement son avenir Mr Fogg accompagnant Mrs Aouda se promenait dans les rues de la ville anglaise Depuis que Mrs Aouda avait accepté son offre de la conduire jusqu en Europe il avait dû songer à tous les détails que comporte un aussi long voyage Qu un Anglais comme lui fît le tour du monde un sac à la main passe encore mais une femme ne pouvait entreprendre une pareille traversée dans ces conditions De là nécessité d acheter les vêtements et objets nécessaires au voyage Mr Fogg s acquitta de sa tâche avec le calme qui le caractérisait et à toutes les excuses ou objections de la jeune veuve confuse de tant de complaisance « C est dans l intérêt de mon voyage c est dans mon programme » répondait il invariablement Les acquisitions faites Mr Fogg et la jeune femme rentrèrent à l hôtel et dînèrent à la table d hôte qui était somptueusement servie Puis Mrs Aouda un peu fatiguée remonta dans son appartement après avoir « à l anglaise » serré la main de son imperturbable sauveur L honorable gentleman lui s absorba pendant toute la soirée dans la lecture du Times et de l Illustrated London News S il avait été homme à s étonner de quelque chose c eût été de ne point voir apparaître son domestique à l heure du coucher Mais sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong Kong avant le lendemain matin il ne s en préoccupa pas autrement Le lendemain Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr Fogg Ce que pensa l honorable gentleman en apprenant que son domestique n était pas rentré à l hôtel nul n aurait pu le dire Mr Fogg se contenta de prendre son sac fit prévenir Mrs Aouda et envoya chercher un palanquin Il était alors huit heures et la pleine mer dont le Carnatic devait profiter pour sortir des passes était indiquée pour neuf heures et demie Lorsque le palanquin fut arrivé à la porte de l hôtel Mr Fogg et Mrs Aouda montèrent dans ce confortable véhicule et les bagages suivirent derrière sur une brouette Une demi heure plus tard les voyageurs descendaient sur le quai d embarquement et là Mr Fogg apprenait que le Carnatic était parti depuis la veille Mr Fogg qui comptait trouver à la fois et le paquebot et son domestique en était réduit à se passer de l un et de l autre Mais aucune marque de désappointement ne parut sur son visage et comme Mrs Aouda le regardait avec inquiétude il se contenta de répondre « C est un incident madame rien de plus » En ce moment un personnage qui l observait avec attention s approcha de lui C était l inspecteur Fix qui le salua et lui dit « N êtes vous pas comme moi monsieur un des passagers du Rangoon arrivé hier Oui monsieur répondit froidement Mr Fogg mais je n ai pas l honneur Pardonnez moi mais je croyais trouver ici votre domestique Savez vous où il est monsieur demanda vivement la jeune femme Quoi répondit Fix feignant la surprise n est il pas avec vous Non répondit Mrs Aouda Depuis hier il n a pas reparu Se serait il embarqué sans nous à bord du Carnatic Sans vous madame répondit l agent Mais excusez ma question vous comptiez donc partir sur ce paquebot Oui monsieur Moi aussi madame et vous me voyez très désappointé Le Carnatic ayant terminé ses réparations a quitté Hong Kong douze heures plus tôt sans prévenir personne et maintenant il faudra attendre huit jours le prochain départ » En prononçant ces mots « huit jours » Fix sentait son coeur bondir de joie Huit jours Fogg retenu huit jours à Hong Kong On aurait le temps de recevoir le mandat d arrêt Enfin la chance se déclarait pour le représentant de la loi Que l on juge donc du coup d assommoir qu il reçut quand il entendit Phileas Fogg dire de sa voix calme « Mais il y a d autres navires que le Carnatic il me semble dans le port de Hong Kong » Et Mr Fogg offrant son bras à Mrs Aouda se dirigea vers les docks à la recherche d un navire en partance Fix abasourdi suivait On eût dit qu un fil le rattachait à cet homme Toutefois la chance sembla véritablement abandonner celui qu elle avait si bien servi jusqu alors Phileas Fogg pendant trois heures parcourut le port en tous sens décidé s il le fallait à fréter un bâtiment pour le transporter à Yokohama mais il ne vit que des navires en chargement ou en déchargement et qui par conséquent ne pouvaient appareiller Fix se reprit à espérer Cependant Mr Fogg ne se déconcertait pas et il allait continuer ses recherches dût il pousser jusqu à Macao quand il fut accosté par un marin sur l avant port « Votre Honneur cherche un bateau lui dit le marin en se découvrant Vous avez un bateau prêt à partir demanda Mr Fogg Oui Votre Honneur un bateau pilote n° 43 le meilleur de la flottille Il marche bien Entre huit et neuf milles au plus près Voulez vous le voir Oui Votre Honneur sera satisfait Il s agit d une promenade en mer Non D un voyage Un voyage Vous chargez vous de me conduire à Yokohama » Le marin à ces mots demeura les bras ballants les yeux écarquillés « Votre Honneur veut rire dit il Non j ai manqué le départ du Carnatic et il faut que je sois le 14 au plus tard à Yokohama pour prendre le paquebot de San Francisco Je le regrette répondit le pilote mais c est impossible Je vous offre cent livres 2 500 F par jour et une prime de deux cents livres si j arrive à temps C est sérieux demanda le pilote Très sérieux » répondit Mr Fogg Le pilote s était retiré à l écart Il regardait la mer évidemment combattu entre le désir de gagner une somme énorme et la crainte de s aventurer si loin Fix était dans des transes mortelles Pendant ce temps Mr Fogg s était retourné vers Mrs Aouda « Vous n aurez pas peur madame lui demanda t il Avec vous non monsieur Fogg » répondit la jeune femme Le pilote s était de nouveau avancé vers le gentleman et tournait son chapeau entre ses mains « Eh bien pilote dit Mr Fogg Eh bien Votre Honneur répondit le pilote je ne puis risquer ni mes hommes ni moi ni vous même dans une si longue traversée sur un bateau de vingt tonneaux à peine et à cette époque de l année D ailleurs nous n arriverions pas à temps car il y a seize cent cinquante milles de Hong Kong à Yokohama Seize cents seulement dit Mr Fogg C est la même chose » Fix respira un bon coup d air « Mais ajouta le pilote il y aurait peut être moyen de s arranger autrement » Fix ne respira plus « Comment demanda Phileas Fogg En allant à Nagasaki l extrémité sud du Japon onze cents milles ou seulement à Shangaï à huit cents milles de Hong Kong Dans cette dernière traversée on ne s éloignerait pas de la côte chinoise ce qui serait un grand avantage d autant plus que les courants y portent au nord Pilote répondit Phileas Fogg c est à Yokohama que je dois prendre la malle américaine et non à Shangaï ou à Nagasaki Pourquoi pas répondit le pilote Le paquebot de San Francisco ne part pas de Yokohama Il fait escale à Yokohama et à Nagasaki mais son port de départ est Shangaï Vous êtes certain de ce vous dites Certain Et quand le paquebot quitte t il Shangaï Le 11 à sept heures du soir Nous avons donc quatre jours devant nous Quatre jours c est quatre vingt seize heures et avec une moyenne de huit milles à l heure si nous sommes bien servis si le vent tient au sud est si la mer est calme nous pouvons enlever les huit cents milles qui nous séparent de Shangaï Et vous pourriez partir Dans une heure Le temps d acheter des vivres et d appareiller Affaire convenue Vous êtes le patron du bateau Oui John Bunsby patron de la Tankadère Voulez vous des arrhes Si cela ne désoblige pas Votre Honneur Voici deux cents livres à compte Monsieur ajouta Phileas Fogg en se retournant vers Fix si vous voulez profiter Monsieur répondit résolument Fix j allais vous demander cette faveur Bien Dans une demi heure nous serons à bord Mais ce pauvre garçon dit Mrs Aouda que la disparition de Passepartout préoccupait extrêmement Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire » répondit Phileas Fogg Et tandis que Fix nerveux fiévreux rageant se rendait au bateau pilote tous deux se dirigèrent vers les bureaux de la police de Hong Kong Là Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout et laissa une somme suffisante pour le rapatrier Même formalité fut remplie chez l agent consulaire français et le palanquin après avoir touché à l hôtel où les bagages furent pris ramena les voyageurs à l avant port Trois heures sonnaient Le bateau pilote n° 43 son équipage à bord ses vivres embarqués était prêt à appareiller C était une charmante petite goélette de vingt tonneaux que la Tankadère bien pincée de l avant très dégagée dans ses façons très allongée dans ses lignes d eau On eût dit un yacht de course Ses cuivres brillants ses ferrures galvanisées son pont blanc comme de l ivoire indiquaient que le patron John Bunsby s entendait à la tenir en bon état Ses deux mâts s inclinaient un peu sur l arrière Elle portait brigantine misaine trinquette focs flèches et pouvait gréer une fortune pour le vent arrière Elle devait merveilleusement marcher et de fait elle avait déjà gagné plusieurs prix dans les « matches » de bateaux pilotes L équipage de la Tankadère se composait du patron John Bunsby et de quatre hommes C étaient de ces hardis marins qui par tous les temps s aventurent à la recherche des navires et connaissent admirablement ces mers John Bunsby un homme de quarante cinq ans environ vigoureux noir de hâle le regard vif la figure énergique bien d aplomb bien à son affaire eût inspiré confiance aux plus craintifs Phileas Fogg et Mrs Aouda passèrent à bord Fix s y trouvait déjà Par le capot d arrière de la goélette on descendait dans une chambre carrée dont les parois s évidaient en forme de cadres au dessus d un divan circulaire Au milieu une table éclairée par une lampe de roulis C était petit mais propre « Je regrette de n avoir pas mieux à vous offrir » dit Mr Fogg à Fix qui s inclina sans répondre L inspecteur de police éprouvait comme une sorte d humiliation à profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg « A coup sûr pensait il c est un coquin fort poli mais c est un coquin » A trois heures dix minutes les voiles furent hissées Le pavillon d Angleterre battait à la corne de la goélette Les passagers étaient assis sur le pont Mr Fogg et Mrs Aouda jetèrent un dernier regard sur le quai afin de voir si Passepartout n apparaîtrait pas Fix n était pas sans appréhension car le hasard aurait pu conduire en cet endroit même le malheureux garçon qu il avait si indignement traité et alors une explication eût éclaté dont le détective ne se fût pas tiré à son avantage Mais le Français ne se montra pas et sans doute l abrutissant narcotique le tenait encore sous son influence Enfin le patron John Bunsby passa au large et la Tankadère prenant le vent sous sa brigantine sa misaine et ses focs s élança en bondissant sur les flots XXI OÙ LE PATRON DE LA « TANKARDÈRE» RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES C était une aventureuse expédition que cette navigation de huit cents milles sur une embarcation de vingt tonneaux et surtout à cette époque de l année Elles sont généralement mauvaises ces mers de la Chine exposées à des coups de vent terribles principalement pendant les équinoxes et on était encore aux premiers jours de novembre C eût été bien évidemment l avantage du pilote de conduire ses passagers jusqu à Yokohama puisqu il était payé tant par jour Mais son imprudence aurait été grande de tenter une telle traversée dans ces conditions et c était déjà faire acte d audace sinon de témérité que de remonter jusqu à Shangaï Mais John Bunsby avait confiance en sa Tankadère qui s élevait à la lame comme une mauve et peut être n avait il pas tort Pendant les dernières heures de cette journée la Tankadère navigua dans les passes capricieuses de Hong Kong et sous toutes les allures au plus près ou vent arrière elle se comporta admirablement « Je n ai pas besoin pilote dit Phileas Fogg au moment où la goélette donnait en pleine mer de vous recommander toute la diligence possible Que Votre Honneur s en rapporte à moi répondit John Bunsby En fait de voiles nous portons tout ce que le vent permet de porter Nos flèches n y ajouteraient rien et ne serviraient qu à assommer l embarcation en nuisant à sa marche C est votre métier et non le mien pilote et je me fie à vous » Phileas Fogg le corps droit les jambes écartées d aplomb comme un marin regardait sans broncher la mer houleuse La jeune femme assise à l arrière se sentait émue en contemplant cet océan assombri déjà par le crépuscule qu elle bravait sur une frêle embarcation Au dessus de sa tête se déployaient les voiles blanches qui l emportaient dans l espace comme de grandes ailes La goélette soulevée par le vent semblait voler dans l air La nuit vint La lune entrait dans son premier quartier et son insuffisante lumière devait s éteindre bientôt dans les brumes de l horizon Des nuages chassaient de l est et envahissaient déjà une partie du ciel Le pilote avait disposé ses feux de position précaution indispensable à prendre dans ces mers très fréquentées aux approches des atterrages Les rencontres de navires n y étaient pas rares et avec la vitesse dont elle était animée la goélette se fût brisée au moindre choc Fix rêvait à l avant de l embarcation Il se tenait à l écart sachant Fogg d un naturel peu causeur D ailleurs il lui répugnait de parler à cet homme dont il acceptait les services Il songeait aussi à l avenir Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s arrêterait pas à Yokohama qu il prendrait immédiatement le paquebot de San Francisco afin d atteindre l Amérique dont la vaste étendue lui assurerait l impunité avec la sécurité Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple Au lieu de s embarquer en Angleterre pour les États Unis comme un coquin vulgaire ce Fogg avait fait le grand tour et traversé les trois quarts du globe afin de gagner plus sûrement le continent américain où il mangerait tranquillement le million de la Banque après avoir dépisté la police Mais une fois sur la terre de l Union que ferait Fix Abandonnerait il cet homme Non cent fois non et jusqu à ce qu il eût obtenu un acte d extradition il ne le quitterait pas d une semelle C était son devoir et il l accomplirait jusqu au bout En tout cas une circonstance heureuse s était produite Passepartout n était plus auprès de son maître et surtout après les confidences de Fix il était important que le maître et le serviteur ne se revissent jamais Phileas Fogg lui n était pas non plus sans songer à son domestique si singulièrement disparu Toutes réflexions faites il ne lui sembla pas impossible que par suite d un malentendu le pauvre garçon ne se fût embarqué sur le Carnatic au dernier moment C était aussi l opinion de Mrs Aouda qui regrettait profondément cet honnête serviteur auquel elle devait tant Il pouvait donc se faire qu on le retrouvât à Yokohama et si le Carnatic l y avait transporté il serait aisé de le savoir Vers dix heures la brise vint à fraîchir Peut être eût il été prudent de prendre un ris mais le pilote après avoir soigneusement observé l état du ciel laissa la voilure telle qu elle était établie D ailleurs la Tankadère portait admirablement la toile ayant un grand tirant d eau et tout était paré à amener rapidement en cas de grain A minuit Phileas Fogg et Mrs Aouda descendirent dans la cabine Fix les y avait précédés et s était étendu sur l un des cadres Quant au pilote et à ses hommes ils demeurèrent toute la nuit sur le pont Le lendemain 8 novembre au lever du soleil la goélette avait fait plus de cent milles Le loch souvent jeté indiquait que la moyenne de sa vitesse était entre huit et neuf milles La Tankadère avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait sous cette allure son maximum de rapidité Si le vent tenait dans ces conditions les chances étaient pour elle La Tankadère pendant toute cette journée ne s éloigna pas sensiblement de la côte dont les courants lui étaient favorables Elle l avait à cinq milles au plus par sa hanche de bâbord et cette côte irrégulièrement profilée apparaissait parfois à travers quelques éclaircies Le vent venant de terre la mer était moins forte par là même circonstance heureuse pour la goélette car les embarcations d un petit tonnage souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse qui « les tue » pour employer l expression maritime Vers midi la brise mollit un peu et hâla le sud est Le pilote fit établir les flèches mais au bout de deux heures il fallut les amener car le vent fraîchissait à nouveau Mr Fogg et la jeune femme fort heureusement réfractaires au mal de mer mangèrent avec appétit les conserves et le biscuit du bord Fix fut invité à partager leur repas et dut accepter sachant bien qu il est aussi nécessaire de lester les estomacs que les bateaux mais cela le vexait Voyager aux frais de cet homme se nourrir de ses propres vivres il trouvait à cela quelque chose de peu loyal Il mangea cependant sur le pouce il est vrai mais enfin il mangea Toutefois ce repas terminé il crut devoir prendre le sieur Fogg à part et il lui dit « Monsieur » Ce « monsieur »lui écorchait les lèvres et il se retenait pour ne pas mettre la main au collet de ce « monsieur » « Monsieur vous avez été fort obligeant en m offrant passage à votre bord Mais bien que mes ressources ne me permettent pas d agir aussi largement que vous j entends payer ma part Ne parlons pas de cela monsieur répondit Mr Fogg Mais si je tiens Non monsieur répéta Fogg d un ton qui n admettait pas de réplique Cela entre dans les frais généraux » Fix s inclina il étouffait et allant s étendre sur l avant de la goélette il ne dit plus un mot de la journée Cependant on filait rapidement John Bunsby avait bon espoir Plusieurs fois il dit à Mr Fogg qu on arriverait en temps voulu à Shangaï Mr Fogg répondit simplement qu il y comptait D ailleurs tout l équipage de la petite goélette y mettait du zèle La prime affriolait ces braves gens Aussi pas une écoute qui ne fût consciencieusement raidie Pas une voile qui ne fût vigoureusement étarquée Pas une embardée que l on pût reprocher à l homme de barre On n eût pas manoeuvré plus sévèrement dans une régate du Royal Yacht Club Le soir le pilote avait relevé au loch un parcours de deux cent vingt milles depuis Hong Kong et Phileas Fogg pouvait espérer qu en arrivant à Yokohama il n aurait aucun retard à inscrire à son programme Ainsi donc le premier contretemps sérieux qu il eût éprouvé depuis son départ de Londres ne lui causerait probablement aucun préjudice Pendant la nuit vers les premières heures du matin la Tankadère entrait franchement dans le détroit de Fo Kien qui sépare la grande île Formose de la côte chinoise et elle coupait le tropique du Cancer La mer était très dure dans ce détroit plein de remous formés par les contre courants La goélette fatigua beaucoup Les lames courtes brisaient sa marche Il devint très difficile de se tenir debout sur le pont Avec le lever du jour le vent fraîchit encore Il y avait dans le ciel l apparence d un coup de vent Du reste le baromètre annonçait un changement prochain de l atmosphère sa marche diurne était irrégulière et le mercure oscillait capricieusement On voyait aussi la mer se soulever vers le sud est en longues houles « qui sentaient la tempête » La veille le soleil s était couché dans une brume rouge au milieu des scintillations phosphorescentes de l océan Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre ses dents des choses peu intelligibles A un certain moment se trouvant près de son passager « On peut tout dire à Votre Honneur dit il à voix basse Tout répondit Phileas Fogg Eh bien nous allons avoir un coup de vent Viendra t il du nord ou du sud demanda simplement Mr Fogg Du sud Voyez C est un typhon qui se prépare Va pour le typhon du sud puisqu il nous poussera du bon côté répondit Mr Fogg Si vous le prenez comme cela répliqua le pilote je n ai plus rien à dire » Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas A une époque moins avancée de l année le typhon suivant l expression d un célèbre météorologiste se fût écoulé comme une cascade lumineuse de flammes électriques mais en équinoxe hiver il était à craindre qu il ne se déchaînât avec violence Le pilote prit ses précautions par avance Il fit serrer toutes les voiles de la goélette et amener les vergues sur le pont Les mots de flèche furent dépassés On rentra le bout dehors Les panneaux furent condamnés avec soin Pas une goutte d eau ne pouvait dès lors pénétrer dans la coque de l embarcation Une seule voile triangulaire un tourmentin de forte toile fut hissé en guise de trinquette de manière à maintenir la goélette vent arrière Et on attendit John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans la cabine mais dans un étroit espace à peu près privé d air et par les secousses de la houle cet emprisonnement n avait rien d agréable Ni Mr Fogg ni Mrs Aouda ni Fix lui même ne consentirent à quitter le pont Vers huit heures la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord Rien qu avec son petit morceau de toile la Tankadère fut enlevée comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner une idée exacte quand il souffle en tempête Comparer sa vitesse à la quadruple vitesse d une locomotive lancée à toute vapeur ce serait rester au dessous de la vérité Pendant toute la journée l embarcation courut ainsi vers le nord emportée par les lames monstrueuses en conservant heureusement une rapidité égale à la leur Vingt fois elle faillit être coiffée par une de ces montagnes d eau qui se dressaient à l arrière mais un adroit coup de barre donné par le pilote parait la catastrophe Les passagers étaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu ils recevaient philosophiquement Fix maugréait sans doute mais l intrépide Aouda les yeux fixés sur son compagnon dont elle ne pouvait qu admirer le sang froid se montrait digne de lui et bravait la tourmente à ses côtés Quant à Phileas Fogg il semblait que ce typhon fût partie de son programme Jusqu alors la Tankadère avait toujours fait route au nord mais vers le soir comme on pouvait le craindre le vent tournant de trois quarts hâla le nord ouest La goélette prêtant alors le flanc à la lame fut effroyablement secouée La mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer quand on ne sait pas avec quelle solidité toutes les parties d un bâtiment sont reliées entre elles Avec la nuit la tempête s accentua encore En voyant l obscurité se faire et avec l obscurité s accroître la tourmente John Bunsby ressentit de vives inquiétudes Il se demanda s il ne serait pas temps de relâcher et il consulta son équipage Ses hommes consultés John Bunsby s approcha de Mr Fogg et lui dit « Je crois Votre Honneur que nous ferions bien de gagner un des ports de la côte Je le crois aussi répondit Phileas Fogg Ah fit le pilote mais lequel Je n en connais qu un répondit tranquillement Mr Fogg Et c est Shangaï » Cette réponse le pilote fut d abord quelques instants sans comprendre ce qu elle signifiait ce qu elle renfermait d obstination et de ténacité Puis il s écria « Eh bien oui Votre Honneur a raison A Shangaï » Et la direction de la Tankadère fut imperturbablement maintenue vers le nord Nuit vraiment terrible Ce fut un miracle si la petite goélette ne chavira pas Deux fois elle fut engagée et tout aurait été enlevé à bord si les saisines eussent manqué Mrs Aouda était brisée mais elle ne fit pas entendre une plainte Plus d une fois Mr Fogg dut se précipiter vers elle pour la protéger contre la violence des lames Le jour reparut La tempête se déchaînait encore avec une extrême fureur Toutefois le vent retomba dans le sud est C était une modification favorable et la Tankadère fit de nouveau route sur cette mer démontée dont les lames se heurtaient alors à celles que provoquait la nouvelle aire du vent De là un choc de contre houles qui eût écrasé une embarcation moins solidement construite De temps en temps on apercevait la côte à travers les brumes déchirées mais pas un navire en vue La Tankadère était seule à tenir la mer A midi il y eut quelques symptômes d accalmie qui avec l abaissement du soleil sur l horizon se prononcèrent plus nettement Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même Les passagers absolument brisés purent manger un peu et prendre quelque repos La nuit fut relativement paisible Le pilote fit rétablir ses voiles au bas ris La vitesse de l embarcation fut considérable Le lendemain 11 au lever du jour reconnaissance faite de la côte John Bunsby put affirmer qu on n était pas à cent milles de Shangaï Cent milles et il ne restait plus que cette journée pour les faire C était le soir même que Mr Fogg devait arriver à Shangaï s il ne voulait pas manquer le départ du paquebot de Yokohama Sans cette tempête pendant laquelle il perdit plusieurs heures il n eût pas été en ce moment à trente milles du port La brise mollissait sensiblement mais heureusement la Mer tombait avec elle La goélette se couvrit de toile Flèches voiles d étais contre foc tout portait et la mer écumait sous l étrave A midi la Tankadère n était pas à plus de quarante cinq milles de Shangaï Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant le départ du paquebot de Yokohama Les craintes furent vives à bord On voulait arriver à tout prix Tous Phileas Fogg excepté sans doute sentaient leur coeur battre d impatience Il fallait que la petite goélette se maintint dans une moyenne de neuf milles à l heure et le vent mollissait toujours C était une brise irrégulière des bouffées capricieuses venant de la côte Elles passaient et la mer se déridait aussitôt après leur passage Cependant l embarcation était si légère ses voiles hautes d un fin tissu ramassaient si bien les folles brises que le courant aidant à six heures John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu à la rivière de Shangaï car la ville elle même est située à une distance de douze milles au moins au dessus de l embouchure A sept heures on était encore à trois milles de Shangaï Un formidable juron s échappa des lèvres du pilote La prime de deux cents livres allait évidemment lui échapper Il regarda Mr Fogg Mr Fogg était impassible et cependant sa fortune entière se jouait à ce moment A ce moment aussi un long fuseau noir couronné d un panache de fumée apparut au ras de l eau C était le paquebot américain qui sortait à l heure réglementaire « Malédiction s écria John Bunsby qui repoussa la barre d un bras désespéré Des signaux » dit simplement Phileas Fogg Un petit canon de bronze s allongeait à l avant de la Tankadère Il servait à faire des signaux par les temps de brume Le canon fut chargé jusqu à la gueule mais au moment où le pilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumière « Le pavillon en berne » dit Mr Fogg Le pavillon fut amené à mi mât C était un signal de détresse et l on pouvait espérer que le paquebot américain l apercevant modifierait un instant sa route pour rallier l embarcation « Feu » dit Mr Fogg Et la détonation du petit canon de bronze éclata dans l air XXII OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE MÊME AUX ANTIPODES IL EST PRUDENT D AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE Le Carnatic ayant quitté Hong Kong le 7 novembre à six heures et demie du soir se dirigeait à toute vapeur vers les terres du Japon Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers Deux cabines de l arrière restaient inoccupées C étaient celles qui avaient été retenues pour le compte de Mr Phileas Fogg Le lendemain matin les hommes de l avant pouvaient voir non sans quelque surprise un passager l oeil à demi hébété la démarche branlante la tête ébouriffée qui sortait du capot des secondes et venait en titubant s asseoir sur une drome Ce passager c était Passepartout en personne Voici ce qui était arrivé Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie deux garçons avaient enlevé Passepartout profondément endormi et l avaient couché sur le lit réservé aux fumeurs Mais trois heures plus tard Passepartout poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idée fixe se réveillait et luttait contre l action stupéfiante du narcotique La pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur Il quittait ce lit d ivrognes et trébuchant s appuyant aux murailles tombant et se relevant mais toujours et irrésistiblement poussé par une sorte d instinct il sortait de la tabagie criant comme dans un rêve « Le Carnatic le Carnatic » Le paquebot était là fumant prêt à partir Passepartout n avait que quelques pas à faire Il s élança sur le pont volant il franchit la coupée et tomba inanimé à l avant au moment où le Carnatic larguait ses amarres Quelques matelots en gens habitués à ces sortes de scènes descendirent le pauvre garçon dans une cabine des secondes et Passepartout ne se réveilla que le lendemain matin à cent cinquante milles des terres de la Chine Voilà donc pourquoi ce matin là Passepartout se trouvait sur le pont du Carnatic et venait humer à pleine gorgées les fraîches brises de la mer Cet air pur le dégrisa Il commença à rassembler ses idées et n y parvint pas sans peine Mais enfin il se rappela les scènes de la veille les confidences de Fix la tabagie etc « Il est évident se dit il que j ai été abominablement grisé Que va dire Mr Fogg En tout cas je n ai pas manqué le bateau et c est le principal » Puis songeant à Fix « Pour celui là se dit il j espère bien que nous en sommes débarrassés et qu il n a pas osé après ce qu il m a proposé nous suivre sur le Carnatic Un inspecteur de police un détective aux trousses de mon maître accusé de ce vol commis à la Banque d Angleterre Allons donc Mr Fogg est un voleur comme je suis un assassin » Passepartout devait il raconter ces choses à son maître Convenait il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette affaire Ne ferait il pas mieux d attendre son arrivée à Londres pour lui dire qu un agent de la police métropolitaine l avait filé autour du monde et pour en rire avec lui Oui sans doute En tout cas question à examiner Le plus pressé c était de rejoindre Mr Fogg et de lui faire agréer ses excuses pour cette inqualifiable conduite Passepartout se leva donc La mer était houleuse et le paquebot roulait fortement Le digne garçon aux jambes peu solides encore gagna tant bien que mal l arrière du navire Sur le pont il ne vit personne qui ressemblât ni à son maître ni à Mrs Aouda « Bon fit il Mrs Aouda est encore couchée à cette heure Quant à Mr Fogg il aura trouvé quelque joueur de whist et suivant son habitude » Ce disant Passepartout descendit au salon Mr Fogg n y était pas Passepartout n avait qu une chose à faire c était de demander au purser quelle cabine occupait Mr Fogg Le purser lui répondit qu il ne connaissait aucun passager de ce nom « Pardonnez moi dit Passepartout en insistant Il s agit d un gentleman grand froid peu communicatif accompagné d une jeune dame Nous n avons pas de jeune dame à bord répondit le purser Au surplus voici la liste des passagers Vous pouvez la consulter » Passepartout consulta la liste Le nom de son maître n y figurait pas Il eut comme un éblouissement Puis une idée lui traversa le cerveau « Ah çà je suis bien sur le Carnatic s écria t il Oui répondit le purser En route pour Yokohama Parfaitement » Passepartout avait eu un instant cette crainte de s être trompé de navire Mais s il était sur le Carnatic il était certain que son maître ne s y trouvait pas Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil C était un coup de foudre Et soudain la lumière se fit en lui Il se rappela que l heure du départ du Carnatic avait été avancée qu il devait prévenir son maître et qu il ne l avait pas fait C était donc sa faute si Mr Fogg et Mrs Aouda avaient manqué ce départ Sa faute oui mais plus encore celle du traître qui pour le séparer de son maître pour retenir celui ci à Hong Kong l avait enivré Car il comprit enfin la manoeuvre de l inspecteur de police Et maintenant Mr Fogg à coup sûr ruiné son pari perdu arrêté emprisonné peut être Passepartout à cette pensée s arracha les cheveux Ah si jamais Fix lui tombait sous la main quel règlement de comptes Enfin après le premier moment d accablement Passepartout reprit son sang froid et étudia la situation Elle était peu enviable Le Français se trouvait en route pour le Japon Certain d y arriver comment en reviendrait il Il avait la poche vide Pas un shilling pas un penny Toutefois son passage et sa nourriture à bord étaient payés d avance Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti S il mangea et but pendant cette traversée cela ne saurait se décrire Il mangea pour son maître pour Mrs Aouda et pour lui même Il mangea comme si le Japon où il allait aborder eût été un pays désert dépourvu de toute substance comestible Le 13 à la marée du matin le Carnatic entrait dans le port de Yokohama Ce point est une relâche importante du Pacifique où font escale tous les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre l Amérique du Nord la Chine le Japon et les îles de la Malaisie Yokohama est située dans la baie même de Yeddo à peu de distance de cette immense ville seconde capitale de l empire japonais autrefois résidence du taïkoun du temps que cet empereur civil existait et rivale de Meako la grande cité qu habite le mikado empereur ecclésiastique descendant des dieux Le Carnatic vint se ranger au quai de Yokohama près des jetées du port et des magasins de la douane au milieu de nombreux navires appartenant à toutes les nations Passepartout mit le pied sans aucun enthousiasme sur cette terre si curieuse des Fils du Soleil Il n avait rien de mieux à faire que de prendre le hasard pour guide et d aller à l aventure par les rues de la ville Passepartout se trouva d abord dans une cité absolument européenne avec des maisons à basses façades ornées de vérandas sous lesquelles se développaient d élégants péristyles et qui couvrait de ses rues de ses places de ses docks de ses entrepôts tout l espace compris depuis le promontoire du Traité jusqu à la rivière Là comme à Hong Kong comme à Calcutta fourmillait un pêle mêle de gens de toutes races Américains Anglais Chinois Hollandais marchands prêts à tout vendre et à tout acheter au milieu desquels le Français se trouvait aussi étranger que s il eût été jeté au pays des Hottentots Passepartout avait bien une ressource c était de se recommander près des agents consulaires français ou anglais établis à Yokohama mais il lui répugnait de raconter son histoire si intimement mêlée à celle de son maître et avant d en venir là il voulait avoir épuisé toutes les autres chances Donc après avoir parcouru la partie européenne de la ville sans que le hasard l eût en rien servi il entra dans la partie japonaise décidé s il le fallait à pousser jusqu à Yeddo Cette portion indigène de Yokohama est appelée Benten du nom d une déesse de la mer adorée sur les îles voisines Là se voyaient d admirables allées de sapins et de cèdres des portes sacrées d une architecture étrange des ponts enfouis au milieu des bambous et des roseaux des temples abrités sous le couvert immense et mélancolique des cèdres séculaires des bonzeries au fond desquelles végétaient les prêtres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius des rues interminables où l on eût pu recueillir une moisson d enfants au teint rose et aux joues rouges petits bonshommes qu on eût dit découpés dans quelque paravent indigène et qui se jouaient au milieu de caniches à jambes courtes et de chats jaunâtres sans queue très paresseux et très caressants Dans les rues ce n était que fourmillement va et vient incessant bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins monotones yakounines officiers de douane ou de police à chapeaux pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches et armés de fusil à percussion hommes d armes du mikado ensachés dans leur pourpoint de soie avec haubert et cotte de mailles et nombre d autres militaires de toutes conditions car au Japon la profession de soldat est autant estimée qu elle est dédaignée en Chine Puis des frères quêteurs des pèlerins en longues robes de simples civils chevelure lisse et d un noir d ébène tête grosse buste long jambes grêles taille peu élevée teint coloré depuis les sombres nuances du cuivre jusqu au blanc mat mais jamais jaune comme celui des Chinois dont les Japonais différent essentiellement Enfin entre les voitures les palanquins les chevaux les porteurs les brouettes à voile les « norimons » à parois de laque les « cangos » moelleux véritables litières en bambou on voyait circuler à petits pas de leur petit pied chaussé de souliers de toile de sandales de paille ou de socques en bois ouvragé quelques femmes peu jolies les yeux bridés la poitrine déprimée les dents noircies au goût du jour mais portant avec élégance le vêtement national le « kirimon » sorte de robe de chambre croisée d une écharpe de soie dont la large ceinture s épanouissait derrière en un noeud extravagant que les modernes Parisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule bigarrée regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques les bazars où s entasse tout le clinquant de l orfèvrerie japonaise les « restaurations » ornées de banderoles et de bannières dans lesquelles il lui était interdit d entrer et ces maisons de thé où se boit à pleine tasse l eau chaude odorante avec le « saki » liqueur tirée du riz en fermentation et ces confortables tabagies où l on fume un tabac très fin et non l opium dont l usage est à peu près inconnu au Japon Puis Passepartout se trouva dans les champs au milieu des immenses rizières Là s épanouissaient avec des fleurs qui jetaient leurs dernières couleurs et leurs derniers parfums des camélias éclatants portés non plus sur des arbrisseaux mais sur des arbres et dans les enclos de bambous des cerisiers des pruniers des pommiers que les indigènes cultivent plutôt pour leurs fleurs que pour leurs fruits et que des mannequins grimaçants des tourniquets criards défendent contre le bec des moineaux des pigeons des corbeaux et autres volatiles voraces Pas de cèdre majestueux qui n abritât quelque grand aigle pas de saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage quelque héron mélancoliquement perché sur une patte enfin partout des corneilles des canards des éperviers des oies sauvages et grand nombre de ces grues que les Japonais traitent de « Seigneuries » et qui symbolisent pour eux la longévité et le bonheur En errant ainsi Passepartout aperçut quelques violettes entre les herbes « Bon dit il voilà mon souper » Mais les ayant senties il ne leur trouva aucun parfum « Pas de chance » pensa t il Certes l honnête garçon avait par prévision aussi copieusement déjeuné qu il avait pu avant de quitter le Carnatic mais après une journée de promenade il se sentit l estomac très creux Il avait bien remarqué que moutons chèvres ou porcs manquaient absolument aux étalages des bouchers indigènes et comme il savait que c est un sacrilège de tuer les boeufs uniquement réservés aux besoins de l agriculture il en avait conclu que la viande était rare au Japon Il ne se trompait pas mais à défaut de viande de boucherie son estomac se fût fort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim des perdrix ou des cailles de la volaille ou du poisson dont les Japonais se nourrissent presque exclusivement avec le produit des rizières Mais il dut faire contre fortune bon coeur et remit au lendemain le soin de pourvoir à sa nourriture La nuit vint Passepartout rentra dans la ville indigène et il erra dans les rues au milieu des lanternes multicolores regardant les groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices et les astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur lunette Puis il revit la rade émaillée des feux de pêcheurs qui attiraient le poisson à la lueur de résines enflammées Enfin les rues se dépeuplèrent A la foule succédèrent les rondes des yakounines Ces officiers dans leurs magnifiques costumes et au milieu de leur suite ressemblaient à des ambassadeurs et Passepartout répétait plaisamment chaque fois qu il rencontrait quelque patrouille éblouissante « Allons bon encore une ambassade japonaise qui part pour l Europe » XXIII DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S ALLONGE DÉMESURÉMENT Le lendemain Passepartout éreinté affamé se dit qu il fallait manger à tout prix et que le plus tôt serait le mieux Il avait bien cette ressource de vendre sa montre mais il fût plutôt mort de faim C était alors le cas ou jamais pour ce brave garçon d utiliser la voix forte sinon mélodieuse dont la nature l avait gratifié Il savait quelques refrains de France et d Angleterre et il résolut de les essayer Les Japonais devaient certainement être amateurs de musique puisque tout se fait chez eux aux sons des cymbales du tam tam et des tambours et ils ne pouvaient qu apprécier les talents d un virtuose européen Mais peut être était il un peu matin pour organiser un concert et les dilettanti inopinément réveillés n auraient peut être pas payé le chanteur en monnaie à l effigie du mikado Passepartout se décida donc à attendre quelques heures mais tout en cheminant il fit cette réflexion qu il semblerait trop bien vêtu pour un artiste ambulant et l idée lui vint alors d échanger ses vêtements contre une défroque plus en harmonie avec sa position Cet échange devait d ailleurs produire une soulte qu il pourrait immédiatement appliquer à satisfaire son appétit Cette résolution prise restait à l exécuter Ce ne fut qu après de longues recherches que Passepartout découvrit un brocanteur indigène auquel il exposa sa demande L habit européen plut au brocanteur et bientôt Passepartout sortait affublé d une vieille robe japonaise et coiffé d une sorte de turban à côtes décoloré sous l action du temps Mais en retour quelques piécettes d argent résonnaient dans sa poche « Bon pensa t il je me figurerai que nous sommes en carnaval » Le premier soin de Passepartout ainsi « japonaisé » fut d entrer dans une « tea house » de modeste apparence et là d un reste de volaille et de quelques poignées de riz il déjeuna en homme pour qui le dîner serait encore un problème à résoudre « Maintenant se dit il quand il fut copieusement restauré il s agit de ne pas perdre la tête Je n ai plus la ressource de vendre cette défroque contre une autre encore plus japonaise Il faut donc aviser au moyen de quitter le plus promptement possible ce pays du Soleil dont je ne garderai qu un lamentable souvenir » Passepartout songea alors à visiter les paquebots en partance pour l Amérique Il comptait s offrir en qualité de cuisinier ou de domestique ne demandant pour toute rétribution que le passage et la nourriture Une fois à San Francisco il verrait à se tirer d affaire L important c était de traverser ces quatre mille sept cents milles du Pacifique qui s étendent entre le Japon et le Nouveau Monde Passepartout n étant point homme à laisser languir une idée se dirigea vers le port de Yokohama Mais à mesure qu il s approchait des docks son projet qui lui avait paru si simple au moment où il en avait eu l idée lui semblait de plus en plus inexécutable Pourquoi aurait on besoin d un cuisinier ou d un domestique à bord d un paquebot américain et quelle confiance inspirerait il affublé de la sorte Quelles recommandations faire valoir Quelles références indiquer Comme il réfléchissait ainsi ses regards tombèrent sur une immense affiche qu une sorte de clown promenait dans les rues de Yokohama Cette affiche était ainsi libellée en anglais TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE DE L HONORABLE WILLIAM BATULCAR DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS Avant leur départ pour les États Unis d Amérique DES LONGS NEZ LONGS NEZ SOUS L INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU Grande Attraction « Les États Unis d Amérique s écria Passepartout voilà justement mon affaire » Il suivit l homme affiche et à sa suite il rentra bientôt dans la ville japonaise Un quart d heure plus tard il s arrêtait devant une vaste case que couronnaient plusieurs faisceaux de banderoles et dont les parois extérieures représentaient sans perspective mais en couleurs violentes toute une bande de jongleurs C était l établissement de l honorable Batulcar sorte de Barnum américain directeur d une troupe de saltimbanques jongleurs clowns acrobates équilibristes gymnastes qui suivant l affiche donnait ses dernières représentations avant de quitter l empire du Soleil pour les États de l Union Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case et demanda Mr Batulcar Mr Batulcar apparut en personne « Que voulez vous dit il à Passepartout qu il prit d abord pour un indigène Avez vous besoin d un domestique demanda Passepartout Un domestique s écria le Barnum en caressant l épaisse barbiche grise qui foisonnait sous son menton j en ai deux obéissants fidèles qui ne m ont jamais quitté et qui me servent pour rien à condition que je les nourrisse Et les voilà ajouta t il en montrant ses deux bras robustes sillonnés de veines grosses comme des cordes de contrebasse Ainsi je ne puis vous être bon à rien A rien Diable ça m aurait pourtant fort convenu de partir avec vous Ah çà dit l honorable Batulcar vous êtes Japonais comme je suis un singe Pourquoi donc êtes vous habillé de la sorte On s habille comme on peut Vrai cela Vous êtes un Français vous Oui un Parisien de Paris Alors vous devez savoir faire des grimaces Ma foi répondit Passepartout vexé de voir sa nationalité provoquer cette demande nous autres Français nous savons faire des grimaces c est vrai mais pas mieux que les Américains Juste Eh bien si je ne vous prends pas comme domestique je peux vous prendre comme clown Vous comprenez mon brave En France on exhibe des farceurs étrangers et à l étranger des farceurs français Ah Vous êtes vigoureux d ailleurs Surtout quand je sors de table Et vous savez chanter Oui répondit Passepartout qui avait autrefois fait sa partie dans quelques concerts de rue Mais savez vous chanter la tête en bas avec une toupie tournante sur la plante du pied gauche et un sabre en équilibre sur la plante du pied droit Parbleu répondit Passepartout qui se rappelait les premiers exercices de son jeune âge C est que voyez vous tout est là » répondit l honorable Batulcar L engagement fut conclu hic et nunc Enfin Passepartout avait trouvé une position Il était engagé pour tout faire dans la célèbre troupe japonaise C était peu flatteur mais avant huit jours il serait en route pour San Francisco La représentation annoncée à grand fracas par l honorable Batulcar devait commencer à trois heures et bientôt les formidables instruments d un orchestre japonais tambours et tam tams tonnaient à la porte On comprend bien que Passepartout n avait pu étudier un rôle mais il devait prêter l appui de ses solides épaules dans le grand exercice de la « grappe humaine » exécuté par les Longs Nez du dieu Tingou Ce « great attraction » de la représentation devait clore la série des exercices Avant trois heures les spectateurs avaient envahi la vaste case Européens et indigènes Chinois et Japonais hommes femmes et enfants se précipitaient sur les étroites banquettes et dans les loges qui faisaient face à la scène Les musiciens étaient rentrés à l intérieur et l orchestre au complet gongs tam tams cliquettes flûtes tambourins et grosses caisses opéraient avec fureur Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions d acrobates Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les premiers équilibristes du monde L un armé de son éventail et de petits morceaux de papier exécutait l exercice si gracieux des papillons et des fleurs Un autre avec la fumée odorante de sa pipe traçait rapidement dans l air une série de mots bleuâtres qui formaient un compliment à l adresse de l assemblée Celui ci jonglait avec des bougies allumées qu il éteignit successivement quand elles passèrent devant ses lèvres et qu il ralluma l une à l autre sans interrompre un seul instant sa prestigieuse jonglerie Celui là reproduisit au moyen de toupies tournantes les plus invraisemblables combinaisons sous sa main ces ronflantes machines semblaient s animer d une vie propre dans leur interminable giration elles couraient sur des tuyaux de pipe sur des tranchants de sabre sur des fils de fer véritables cheveux tendus d un côté de la scène à l autre elles faisaient le tour de grands vases de cristal elles gravissaient des échelles de bambou elles se dispersaient dans tous les coins produisant des effets harmoniques d un étrange caractère en combinant leurs tonalités diverses Les jongleurs jonglaient avec elles et elles tournaient dans l air ils les lançaient comme des volants avec des raquettes de bois et elles tournaient toujours ils les fourraient dans leur poche et quand ils les retiraient elles tournaient encore jusqu au moment où un ressort détendu les faisait s épanouir en gerbes d artifice Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates et gymnastes de la troupe Les tours de l échelle de la perche de la boule des tonneaux etc furent exécutés avec une précision remarquable Mais le principal attrait de la représentation était l exhibition de ces « Longs Nez » étonnants équilibristes que l Europe ne connaît pas encore Ces Longs Nez forment une corporation particulière placée sous l invocation directe du dieu Tingou Vêtus comme des hérauts du Moyen Age ils portaient une splendide paire d ailes à leurs épaules Mais ce qui les distinguait plus spécialement c était ce long nez dont leur face était agrémentée et surtout l usage qu ils en faisaient Ces nez n étaient rien moins que des bambous longs de cinq de six de dix pieds les uns droits les autres courbés ceux ci lisses ceux là verruqueux Or c était sur ces appendices fixés d une façon solide que s opéraient tous leurs exercices d équilibre Une douzaine de ces sectateurs du dieu Tingou se couchèrent sur le dos et leurs camarades vinrent s ébattre sur leurs nez dressés comme des paratonnerres sautant voltigeant de celui ci à celui là et exécutant les tours les plus invraisemblables Pour terminer on avait spécialement annoncé au public la pyramide humaine dans laquelle une cinquantaine de Longs Nez devaient figurer le « Char de Jaggernaut » Mais au lieu de former cette pyramide en prenant leurs épaules pour point d appui les artistes de l honorable Batulcar ne devaient s emmancher que par leur nez Or l un de ceux qui formaient la base du char avait quitté la troupe et comme il suffisait d être vigoureux et adroit Passepartout avait été choisi pour le remplacer Certes le digne garçon se sentit tout piteux quand triste souvenir de sa jeunesse il eut endossé son costume du Moyen Age orné d ailes multicolores et qu un nez de six pieds lui eut été appliqué sur la face Mais enfin ce nez c était son gagne pain et il en prit son parti Passepartout entra en scène et vint se ranger avec ceux de ses collègues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut Tous s étendirent à terre le nez dressé vers le ciel Une seconde section d équilibristes vint se poser sur ces longs appendices une troisième s étagea au dessus puis une quatrième et sur ces nez qui ne se touchaient que par leur pointe un monument humain s éleva bientôt jusqu aux frises du théâtre Or les applaudissements redoublaient et les instruments de l orchestre éclataient comme autant de tonnerres quand la pyramide s ébranla l équilibre se rompit un des nez de la base vint à manquer et le monument s écroula comme un château de cartes C était la faute à Passepartout qui abandonnant son poste franchissant la rampe sans le secours de ses ailes et grimpant à la galerie de droite tombait aux pieds d un spectateur en s écriant « Ah mon maître mon maître Vous Moi Eh bien en ce cas au paquebot mon garçon » Mr Fogg Mrs Aouda qui l accompagnait Passepartout s étaient précipités par les couloirs au dehors de la case Mais là ils trouvèrent l honorable Batulcar furieux qui réclamait des dommages intérêts pour « la casse » Phileas Fogg apaisa sa fureur en lui jetant une poignée de bank notes Et à six heures et demie au moment où il allait partir Mr Fogg et Mrs Aouda mettaient le pied sur le paquebot américain suivis de Passepartout les ailes au dos et sur la face ce nez de six pieds qu il n avait pas encore pu arracher de son visage XXIV PENDANT LEQUEL S ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE L OCÉAN PACIFIQUE Ce qui était arrivé en vue de Shangaï on le comprend Les signaux faits par la Tankadère avaient été aperçus du paquebot de Yokohama Le capitaine voyant un pavillon en berne s était dirigé vers la petite goélette Quelques instants après Phileas Fogg soldant son passage au prix convenu mettait dans la poche du patron John Bunsby cinq cent cinquante livres 13 750 F Puis l honorable gentleman Mrs Aouda et Fix étaient montés à bord du steamer qui avait aussitôt fait route pour Nagasaki et Yokohama Arrivé le matin même 14 novembre à l heure réglementaire Phileas Fogg laissant Fix aller à ses affaires s était rendu à bord du Carnatic et là il apprenait à la grande joie de Mrs Aouda et peut être à la sienne mais du moins il n en laissa rien paraître que le Français Passepartout était effectivement arrivé la veille à Yokohama Phileas Fogg qui devait repartir le soir même pour San Francisco se mit immédiatement à la recherche de son domestique Il s adressa mais en vain aux agents consulaires français et anglais et après avoir inutilement parcouru les rues de Yokohama il désespérait de retrouver Passepartout quand le hasard ou peut être une sorte de pressentiment le fit entrer dans la case de l honorable Batulcar Il n eût certes point reconnu son serviteur sous cet excentrique accoutrement de héraut mais celui ci dans sa position renversée aperçut son maître à la galerie Il ne put retenir un mouvement de son nez De là rupture de l équilibre et ce qui s ensuivit Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche même de Mrs Aouda qui lui raconta alors comment s était faite cette traversée de Hong Kong à Yokohama en compagnie d un sieur Fix sur la goélette la Tankadère Au nom de Fix Passepartout ne sourcilla pas Il pensait que le moment n était pas venu de dire à son maître ce qui s était passé entre l inspecteur de police et lui Aussi dans l histoire que Passepartout fit de ses aventures il s accusa et s excusa seulement d avoir été surpris par l ivresse de l opium dans une tabagie de Yokohama Mr Fogg écouta froidement ce récit sans répondre puis il ouvrit à son domestique un crédit suffisant pour que celui ci pût se procurer à bord des habits plus convenables Et en effet une heure ne s était pas écoulée que l honnête garçon ayant coupé son nez et rogné ses ailes n avait plus rien en lui qui rappelât le sectateur du dieu Tingou Le paquebot faisant la traversée de Yokohama à San Francisco appartenait à la Compagnie du « Pacific Mail steam » et se nommait le General Grant C était un vaste steamer à roues jaugeant deux mille cinq cents tonnes bien aménagé et doué d une grande vitesse Un énorme balancier s élevait et s abaissait successivement au dessus du pont à l une de ses extrémités s articulait la tige d un piston et à l autre celle d une bielle qui transformant le mouvement rectiligne en mouvement circulaire s appliquait directement à l arbre des roues Le General Grant était gréé en trois mâts goélette et il possédait une grande surface de voilure qui aidait puissamment la vapeur A filer ses douze milles à l heure le paquebot ne devait pas employer plus de vingt et un jours pour traverser le Pacifique Phileas Fogg était donc autorisé à croire que rendu le 2 décembre à San Francisco il serait le 11 à New York et le 20 à Londres gagnant ainsi de quelques heures cette date fatale du 21 décembre Les passagers étaient assez nombreux à bord du steamer des Anglais beaucoup d Américains une véritable émigration de coolies pour l Amérique et un certain nombre d officiers de l armée des Indes qui utilisaient leur congé en faisant le tour du monde Pendant cette traversée il ne se produisit aucun incident nautique Le paquebot soutenu sur ses larges roues appuyé par sa forte voilure roulait peu L océan Pacifique justifiait assez son nom Mr Fogg était aussi calme aussi peu communicatif que d ordinaire Sa jeune compagne se sentait de plus en plus attachée à cet homme par d autres liens que ceux de la reconnaissance Cette silencieuse nature si généreuse en somme l impressionnait plus qu elle ne le croyait et c était presque à son insu qu elle se laissait aller à des sentiments dont l énigmatique Fogg ne semblait aucunement subir l influence En outre Mrs Aouda s intéressait prodigieusement aux projets du gentleman Elle s inquiétait des contrariétés qui pouvaient compromettre le succès du voyage Souvent elle causait avec Passepartout qui n était point sans lire entre les lignes dans le coeur de Mrs Aouda Ce brave garçon avait maintenant à l égard de son maître la foi du charbonnier il ne tarissait pas en éloges sur l honnêteté la générosité le dévouement de Phileas Fogg puis il rassurait Mrs Aouda sur l issue du voyage répétant que le plus difficile était fait que l on était sorti de ces pays fantastiques de la Chine et du Japon que l on retournait aux contrées civilisées et enfin qu un train de San Francisco à New York et un transatlantique de New York à Londres suffiraient sans doute pour achever cet impossible tour du monde dans les délais convenus Neuf jours après avoir quitté Yokohama Phileas Fogg avait exactement parcouru la moitié du globe terrestre En effet le General Grant le 23 novembre passait au cent quatre vingtième méridien celui sur lequel se trouvent dans l hémisphère austral les antipodes de Londres Sur quatre vingts jours mis à sa disposition Mr Fogg il est vrai en avait employé cinquante deux et il ne lui en restait plus que vingt huit à dépenser Mais il faut remarquer que si le gentleman se trouvait à moitié route seulement « par la différence des méridiens » il avait en réalité accompli plus des deux tiers du parcours total Quels détours forcés en effet de Londres à Aden d Aden à Bombay de Calcutta à Singapore de Singapore à Yokohama A suivre circulairement le cinquantième parallèle qui est celui de Londres la distance n eût été que de douze mille milles environ tandis que Phileas Fogg était forcé par les caprices des moyens de locomotion d en parcourir vingt six mille dont il avait fait environ dix sept mille cinq cents à cette date du 23 novembre Mais maintenant la route était droite et Fix n était plus là pour y accumuler les obstacles Il arriva aussi que ce 23 novembre Passepartout éprouva une grande joie On se rappelle que l entêté s était obstiné à garder l heure de Londres à sa fameuse montre de famille tenant pour fausses toutes les heures des pays qu il traversait Or ce jour là bien qu il ne l eût jamais ni avancée ni retardée sa montre se trouva d accord avec les chronomètres du bord Si Passepartout triompha cela se comprend de reste Il aurait bien voulu savoir ce que Fix aurait pu dire s il eût été présent « Ce coquin qui me racontait un tas d histoires sur les méridiens sur le soleil sur la lune répétait Passepartout Hein ces gens là Si on les écoutait on ferait de la belle horlogerie J étais bien sûr qu un jour ou l autre le soleil se déciderait à se régler sur ma montre » Passepartout ignorait ceci c est que si le cadran de sa montre eût été divisé en vingt quatre heures comme les horloges italiennes il n aurait eu aucun motif de triompher car les aiguilles de son instrument quand il était neuf heures du matin à bord auraient indiqué neuf heures du soir c est à dire la vingt et unième heure depuis minuit différence précisément égale à celle qui existe entre Londres et le cent quatre vingtième méridien Mais si Fix avait été capable d expliquer cet effet purement physique Passepartout sans doute eût été incapable sinon de le comprendre du moins de l admettre Et en tout cas si par impossible l inspecteur de police se fût inopinément montré à bord en ce moment il est probable que Passepartout à bon droit rancunier eût traité avec lui un sujet tout différent et d une tout autre manière Or où était Fix en ce moment Fix était précisément à bord du General Grant En effet en arrivant à Yokohama l agent abandonnant Mr Fogg qu il comptait retrouver dans la journée s était immédiatement rendu chez le consul anglais Là il avait enfin trouvé le mandat qui courant après lui depuis Bombay avait déjà quarante jours de date mandat qui lui avait été expédié de Hong Kong par ce même Carnatic à bord duquel on le croyait Qu on juge du désappointement du détective Le mandat devenait inutile Le sieur Fogg avait quitté les possessions anglaises Un acte d extradition était maintenant nécessaire pour l arrêter « Soit se dit Fix après le premier moment de colère mon mandat n est plus bon ici il le sera en Angleterre Ce coquin a tout l air de revenir dans sa patrie croyant avoir dépisté la police Bien Je le suivrai jusque là Quant à l argent Dieu veuille qu il en reste Mais en voyages en primes en procès en amendes en éléphant en frais de toute sorte mon homme a déjà laissé plus de cinq mille livres sur sa route Après tout la Banque est riche » Son parti pris il s embarqua aussitôt sur le General Grant Il était à bord quand Mr Fogg et Mrs Aouda y arrivèrent A son extrême surprise il reconnut Passepartout sous son costume de héraut Il se cacha aussitôt dans sa cabine afin d éviter une explication qui pouvait tout compromettre et grâce au nombre des passagers il comptait bien n être point aperçu de son ennemi lorsque ce jour là précisément il se trouva face à face avec lui sur l avant du navire Passepartout sauta à la gorge de Fix sans autre explication et au grand plaisir de certains Américains qui parièrent immédiatement pour lui il administra au malheureux inspecteur une volée superbe qui démontra la haute supériorité de la boxe française sur la boxe anglaise Quand Passepartout eut fini il se trouva calme et comme soulagé Fix se releva en assez mauvais état et regardant son adversaire il lui dit froidement « Est ce fini Oui pour l instant Alors venez me parler Que je Dans l intérêt de votre maître » Passepartout comme subjugué par ce sang froid suivit l inspecteur de police et tous deux s assirent à l avant du steamer « Vous m avez rossé dit Fix Bien A présent écoutez moi Jusqu ici j ai été l adversaire de Mr Fogg mais maintenant je suis dans son jeu Enfin s écria Passepartout vous le croyez un honnête homme Non répondit froidement Fix je le crois un coquin Chut ne bougez pas et laissez moi dire Tant que Mr Fogg a été sur les possessions anglaises j ai eu intérêt à le retenir en attendant un mandat d arrestation J ai tout fait pour cela J ai lancé contre lui les prêtres de Bombay je vous ai enivré à Hong Kong je vous ai séparé de votre maître je lui ai fait manquer le paquebot de Yokohama » Passepartout écoutait les poings fermés « Maintenant reprit Fix Mr Fogg semble retourner en Angleterre Soit je le suivrai Mais désormais je mettrai à écarter les obstacles de sa route autant de soin et de zèle que j en ai mis jusqu ici à les accumuler Vous le voyez mon jeu est changé et il est changé parce que mon intérêt le veut J ajoute que votre intérêt est pareil au mien car c est en Angleterre seulement que vous saurez si vous êtes au service d un criminel ou d un honnête homme » Passepartout avait très attentivement écouté Fix et il fut convaincu que Fix parlait avec une entière bonne foi « Sommes nous amis demanda Fix Amis non répondit Passepartout Alliés oui et sous bénéfice d inventaire car à la moindre apparence de trahison je vous tords le cou Convenu » dit tranquillement l inspecteur de police Onze jours après le 3 décembre le General Grant entrait dans la baie de la Porte d Or et arrivait à San Francisco Mr Fogg n avait encore ni gagné ni perdu un seul jour XXV OÙ L ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO UN JOUR DE MEETING Il était sept heures du matin quand Phileas Fogg Mrs Aouda et Passepartout prirent pied sur le continent américain si toutefois on peut donner ce nom au quai flottant sur lequel ils débarquèrent Ces quais montant et descendant avec la marée facilitent le chargement et le déchargement des navires Là s embossent les clippers de toutes dimensions les steamers de toutes nationalités et ces steam boats à plusieurs étages qui font le service du Sacramento et de ses affluents Là s entassent aussi les produits d un commerce qui s étend au Mexique au Pérou au Chili au Brésil à l Europe à l Asie à toutes les îles de l océan Pacifique Passepartout dans sa joie de toucher enfin la terre américaine avait cru devoir opérer son débarquement en exécutant un saut périlleux du plus beau style Mais quand il retomba sur le quai dont le plancher était vermoulu il faillit passer au travers Tout décontenancé de la façon dont il avait « pris pied » sur le nouveau continent l honnête garçon poussa un cri formidable qui fit envoler une innombrable troupe de cormorans et de pélicans hôtes habituels des quais mobiles Mr Fogg aussitôt débarqué s informa de l heure à laquelle partait le premier train pour New York C était à six heures du soir Mr Fogg avait donc une journée entière à dépenser dans la capitale californienne Il fit venir une voiture pour Mrs Aouda et pour lui Passepartout monta sur le siège et le véhicule à trois dollars la course se dirigea vers International Hôtel De la place élevée qu il occupait Passepartout observait avec curiosité la grande ville américaine larges rues maisons basses bien alignées églises et temples d un gothique anglo saxon docks immenses entrepôts comme des palais les uns en bois les autres en brique dans les rues voitures nombreuses omnibus « cars » de tramways et sur les trottoirs encombrés non seulement des Américains et des Européens mais aussi des Chinois et des Indiens enfin de quoi composer une population de plus de deux cent mille habitants Passepartout fut assez surpris de ce qu il voyait Il en était encore à la cité légendaire de 1849 à la ville des bandits des incendiaires et des assassins accourus à la conquête des pépites immense capharnaüm de tous les déclassés où l on jouait la poudre l or un revolver d une main et un couteau de l autre Mais « ce beau temps » était passé San Francisco présentait l aspect d une grande ville commerçante La haute tour de l hôtel de ville où veillent les guetteurs dominait tout cet ensemble de rues et d avenues se coupant à angles droits entre lesquels s épanouissaient des squares verdoyants puis une ville chinoise qui semblait avoir été importée du Céleste Empire dans une boîte à joujoux Plus de sombreros plus de chemises rouges à la mode des coureurs de placers plus d Indiens emplumés mais des chapeaux de soie et des habits noirs que portaient un grand nombre de gentlemen doués d une activité dévorante Certaines rues entre autres Montgommery street le Régent street de Londres le boulevard des Italiens de Paris le Broadway de New York étaient bordées de magasins splendides qui offraient à leur étalage les produits du monde entier Lorsque Passepartout arriva à International Hôtel il ne lui semblait pas qu il eût quitté l Angleterre Le rez de chaussée de l hôtel était occupé par un immense « bar » sorte de buffet ouvert gratis à tout passant Viande sèche soupe aux huîtres biscuit et chester s y débitaient sans que le consommateur eût à délier sa bourse Il ne payait que sa boisson ale porto ou xérès si sa fantaisie le portait à se rafraîchir Cela parut « très américain » à Passepartout Le restaurant de l hôtel était confortable Mr Fogg et Mrs Aouda s installèrent devant une table et furent abondamment servis dans des plats lilliputiens par des Nègres du plus beau noir Après déjeuner Phileas Fogg accompagné de Mrs Aouda quitta l hôtel pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin d y faire viser son passeport Sur le trottoir il trouva son domestique qui lui demanda si avant de prendre le chemin de fer du Pacifique il ne serait pas prudent d acheter quelques douzaines de carabines Enfield ou de revolvers Colt Passepartout avait entendu parler de Sioux et de Pawnies qui arrêtent les trains comme de simples voleurs espagnols Mr Fogg répondit que c était là une précaution inutile mais il le laissa libre d agir comme il lui conviendrait Puis il se dirigea vers les bureaux de l agent consulaire Phileas Fogg n avait pas fait deux cents pas que « par le plus grand des hasards » il rencontrait Fix L inspecteur se montra extrêmement surpris Comment Mr Fogg et lui avaient fait ensemble la traversée du Pacifique et ils ne s étaient pas rencontrés à bord En tout cas Fix ne pouvait être qu honoré de revoir le gentleman auquel il devait tant et ses affaires le rappelant en Europe il serait enchanté de poursuivre son voyage en une si agréable compagnie Mr Fogg répondit que l honneur serait pour lui et Fix qui tenait à ne point le perdre de vue lui demanda la permission de visiter avec lui cette curieuse ville de San Francisco Ce qui fut accordé Voici donc Mrs Aouda Phileas Fogg et Fix flânant par les rues Ils se trouvèrent bientôt dans Montgommery street où l affluence du populaire était énorme Sur les trottoirs au milieu de la chaussée sur les rails des tramways malgré le passage incessant des coaches et des omnibus au seuil des boutiques aux fenêtres de toutes les maisons et même jusque sur les toits foule innombrable Des hommes affiches circulaient au milieu des groupes Des bannières et des banderoles flottaient au vent Des cris éclataient de toutes parts « Hurrah pour Kamerfield Hurrah pour Mandiboy » C était un meeting Ce fut du moins la pensée de Fix et il communiqua son idée à Mr Fogg en ajoutant « Nous ferons peut être bien monsieur de ne point nous mêler à cette cohue Il n y a que de mauvais coups à recevoir En effet répondit Phileas Fogg et les coups de poing pour être politiques n en sont pas moins des coups de poing » Fix crut devoir sourire en entendant cette observation et afin de voir sans être pris dans la bagarre Mrs Aouda Phileas Fogg et lui prirent place sur le palier supérieur d un escalier que desservait une terrasse située en contre haut de Montgommery street Devant eux de l autre côté de la rue entre le wharf d un marchand de charbon et le magasin d un négociant en pétrole se développait un large bureau en plein vent vers lequel les divers courants de la foule semblaient converger Et maintenant pourquoi ce meeting A quelle occasion se tenait il Phileas Fogg l ignorait absolument S agissait il de la nomination d un haut fonctionnaire militaire ou civil d un gouverneur d État ou d un membre du Congrès Il était permis de le conjecturer à voir l animation extraordinaire qui passionnait la ville En ce moment un mouvement considérable se produisit dans la foule Toutes les mains étaient en l air Quelques unes solidement fermées semblaient se lever et s abattre rapidement au milieu des cris manière énergique sans doute de formuler un vote Des remous agitaient la masse qui refluait Les bannières oscillaient disparaissaient un instant et reparaissaient en loques Les ondulations de la houle se propageaient jusqu à l escalier tandis que toutes les têtes moutonnaient à la surface comme une mer soudainement remuée par un grain Le nombre des chapeaux noirs diminuait à vue d oeil et la plupart semblaient avoir perdu de leur hauteur normale « C est évidemment un meeting dit Fix et la question qui l a provoqué doit être palpitante Je ne serais point étonné qu il fût encore question de l affaire de l Alabama bien qu elle soit résolue Peut être répondit simplement Mr Fogg En tout cas reprit Fix deux champions sont en présence l un de l autre l honorable Kamerfield et l honorable Mandiboy » Mrs Aouda au bras de Phileas Fogg regardait avec surprise cette scène tumultueuse et Fix allait demander à l un de ses voisins la raison de cette effervescence populaire quand un mouvement plus accusé se prononça Les hurrahs agrémentés d injures redoublèrent La hampe des bannières se transforma en arme offensive Plus de mains des poings partout Du haut des voitures arrêtées et des omnibus enrayés dans leur course s échangeaient force horions Tout servait de projectiles Bottes et souliers décrivaient dans l air des trajectoires très tendues et il sembla même que quelques revolvers mêlaient aux vociférations de la foule leurs détonations nationales La cohue se rapprocha de l escalier et reflua sur les premières marches L un des partis était évidemment repoussé sans que les simples spectateurs pussent reconnaître si l avantage restait à Mandiboy ou à Kamerfield « Je crois prudent de nous retirer dit Fix qui ne tenait pas à ce que « son homme » reçût un mauvais coup ou se fît une mauvaise affaire S il est question de l Angleterre dans tout ceci et qu on nous reconnaisse nous serons fort compromis dans la bagarre Un citoyen anglais » répondit Phileas Fogg Mais le gentleman ne put achever sa phrase Derrière lui de cette terrasse qui précédait l escalier partirent des hurlements épouvantables On criait « Hurrah Hip Hip pour Mandiboy » C était une troupe d électeurs qui arrivait à la rescousse prenant en flanc les partisans de Kamerfield Mr Fogg Mrs Aouda Fix se trouvèrent entre deux feux Il était trop tard pour s échapper Ce torrent d hommes armés de cannes plombées et de casse tête était irrésistible Phileas Fogg et Fix en préservant la jeune femme furent horriblement bousculés Mr Fogg non moins flegmatique que d habitude voulut se défendre avec ces armes naturelles que la nature a mises au bout des bras de tout Anglais mais inutilement Un énorme gaillard à barbiche rouge au teint coloré large d épaules qui paraissait être le chef de la bande leva son formidable poing sur Mr Fogg et il eût fort endommagé le gentleman si Fix par dévouement n eût reçu le coup à sa place Une énorme bosse se développa instantanément sous le chapeau de soie du détective transformé en simple toque « Yankee dit Mr Fogg en lançant à son adversaire un regard de profond mépris Englishman répondit l autre Nous nous retrouverons Quand il vous plaira Votre nom Phileas Fogg Le vôtre Le colonel Stamp W Proctor » Puis cela dit la marée passa Fix fut renversé et se releva les habits déchirés mais sans meurtrissure sérieuse Son paletot de voyage s était séparé en deux parties inégales et son pantalon ressemblait à ces culottes dont certains Indiens affaire de mode ne se vêtent qu après en avoir préalablement enlevé le fond Mais en somme Mrs Aouda avait été épargnée et seul Fix en était pour son coup de poing « Merci dit Mr Fogg à l inspecteur dès qu ils furent hors de la foule Il n y a pas de quoi répondit Fix mais venez Où Chez un marchand de confection » En effet cette visite était opportune Les habits de Phileas Fogg et de Fix étaient en lambeaux comme si ces deux gentlemen se fussent battus pour le compte des honorables Kamerfield et Mandiboy Une heure après ils étaient convenablement vêtus et coiffés Puis ils revinrent à International Hôtel Là Passepartout attendait son maître armé d une demi douzaine de revolvers poignards à six coups et à inflammation centrale Quand il aperçut Fix en compagnie de Mr Fogg son front s obscurcit Mais Mrs Aouda ayant fait en quelques mots le récit de ce qui s était passé Passepartout se rasséréna Évidemment Fix n était plus un ennemi c était un allié Il tenait sa parole Le dîner terminé un coach fut amené qui devait conduire à la gare les voyageurs et leurs colis Au moment de monter en voiture Mr Fogg dit à Fix « Vous n avez pas revu ce colonel Proctor Non répondit Fix Je reviendrai en Amérique pour le retrouver dit froidement Phileas Fogg Il ne serait pas convenable qu un citoyen anglais se laissât traiter de cette façon » L inspecteur sourit et ne répondit pas Mais on le voit Mr Fogg était de cette race d Anglais qui s ils ne tolèrent pas le duel chez eux se battent à l étranger quand il s agit de soutenir leur honneur A six heures moins un quart les voyageurs atteignaient la gare et trouvaient le train prêt à partir Au moment où Mr Fogg allait s embarquer il avisa un employé et le rejoignant « Mon ami lui dit il n y a t il pas eu quelques troubles aujourd hui à San Francisco C était un meeting monsieur répondit l employé Cependant j ai cru remarquer une certaine animation dans les rues Il s agissait simplement d un meeting organisé pour une élection L élection d un général en chef sans doute demanda Mr Fogg Non monsieur d un juge de paix » Sur cette réponse Phileas Fogg monta dans le wagon et le train partit à toute vapeur XXVI DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE « Ocean to Ocean » ainsi disent les Américains et ces trois mots devraient être la dénomination générale du « grand trunk » qui traverse les États Unis d Amérique dans leur plus grande largeur Mais en réalité le « Pacific rail road » se divise en deux parties distinctes « Central Pacific » entre San Francisco et Ogden et « Union Pacific » entre Ogden et Omaha Là se raccordent cinq lignes distinctes qui mettent Omaha en communication fréquente avec New York New York et San Francisco sont donc présentement réunis par un ruban de métal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois mille sept cent quatre vingt six milles Entre Omaha et le Pacifique le chemin de fer franchit une contrée encore fréquentée par les Indiens et les fauves vaste étendue de territoire que les Mormons commencèrent à coloniser vers 1845 après qu ils eurent été chassés de l Illinois Autrefois dans les circonstances les plus favorables on employait six mois pour aller de New York à San Francisco Maintenant on met sept jours C est en 1862 que malgré l opposition des députés du Sud qui voulaient une ligne plus méridionale le tracé du rail road fut arrêté entre le quarante et unième et le quarante deuxième parallèle Le président Lincoln de si regrettée mémoire fixa lui même dans l État de Nebraska à la ville d Omaha la tête de ligne du nouveau réseau Les travaux furent aussitôt commencés et poursuivis avec cette activité américaine qui n est ni paperassière ni bureaucratique La rapidité de la main d oeuvre ne devait nuire en aucune façon à la bonne exécution du chemin Dans la prairie on avançait à raison d un mille et demi par jour Une locomotive roulant sur les rails de la veille apportait les rails du lendemain et courait à leur surface au fur et à mesure qu ils étaient posés Le Pacific rail road jette plusieurs embranchements sur son parcours dans les États de Iowa du Kansas du Colorado et de l Oregon En quittant Omaha il longe la rive gauche de Platte river jusqu à l embouchure de la branche du nord suit la branche du sud traverse les terrains de Laramie et les montagnes Wahsatch contourne le lac Salé arrive à Lake Salt City la capitale des Mormons s enfonce dans la vallée de la Tuilla longe le désert américain les monts de Cédar et Humboldt Humboldt river la Sierra Nevada et redescend par Sacramento jusqu au Pacifique sans que ce tracé dépasse en pente cent douze pieds par mille même dans la traversée des montagnes Rocheuses Telle était cette longue artère que les trains parcouraient en sept jours et qui allait permettre à l honorable Phileas Fogg il l espérait du moins de prendre le 11 à New York le paquebot de Liverpool Le wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte de long omnibus qui reposait sur deux trains formés de quatre roues chacun dont la mobilité permet d attaquer des courbes de petit rayon A l intérieur point de compartiments deux files de sièges disposés de chaque côté perpendiculairement à l axe et entre lesquels était réservé un passage conduisant aux cabinets de toilette et autres dont chaque wagon est pourvu Sur toute la longueur du train les voitures communiquaient entre elles par des passerelles et les voyageurs pouvaient circuler d une extrémité à l autre du convoi qui mettait à leur disposition des wagons salons des wagons terrasses des wagons restaurants et des wagons à cafés Il n y manquait que des wagons théâtres Mais il y en aura un jour Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands de livres et de journaux débitant leur marchandise et des vendeurs de liqueurs de comestibles de cigares qui ne manquaient point de chalands Les voyageurs étaient partis de la station d Oakland à six heures du soir Il faisait déjà nuit une nuit froide sombre avec un ciel couvert dont les nuages menaçaient de se résoudre en neige Le train ne marchait pas avec une grande rapidité En tenant compte des arrêts il ne parcourait pas plus de vingt milles à l heure vitesse qui devait cependant lui permettre de franchir les États Unis dans les temps réglementaires On causait peu dans le wagon D ailleurs le sommeil allait bientôt gagner les voyageurs Passepartout se trouvait placé auprès de l inspecteur de police mais il ne lui parlait pas Depuis les derniers événements leurs relations s étaient notablement refroidies Plus de sympathie plus d intimité Fix n avait rien changé à sa manière d être mais Passepartout se tenait au contraire sur une extrême réserve prêt au moindre soupçon à étrangler son ancien ami Une heure après le départ du train la neige tomba neige fine qui ne pouvait fort heureusement retarder la marche du convoi On n apercevait plus à travers les fenêtres qu une immense nappe blanche sur laquelle en déroulant ses volutes la vapeur de la locomotive paraissait grisâtre A huit heures un « steward » entra dans le wagon et annonça aux voyageurs que l heure du coucher était sonnée Ce wagon était un « sleeping car » qui en quelques minutes fut transformé en dortoir Les dossiers des bancs se replièrent des couchettes soigneusement paquetées se déroulèrent par un système ingénieux des cabines furent improvisées en quelques instants et chaque voyageur eut bientôt à sa disposition un lit confortable que d épais rideaux défendaient contre tout regard indiscret Les draps étaient blancs les oreillers moelleux Il n y avait plus qu à se coucher et à dormir ce que chacun fit comme s il se fût trouvé dans la cabine confortable d un paquebot pendant que le train filait à toute vapeur à travers l État de Californie Dans cette portion du territoire qui s étend entre San Francisco et Sacramento le sol est peu accidenté Cette partie du chemin de fer sous le nom de « Central Pacific road » prit d abord Sacramento pour point de départ et s avança vers l est à la rencontre de celui qui partait d Omaha De San Francisco à la capitale de la Californie la ligne courait directement au nord est en longeant American river qui se jette dans la baie de San Pablo Les cent vingt milles compris entre ces deux importantes cités furent franchis en six heures et vers minuit pendant qu ils dormaient de leur premier sommeil les voyageurs passèrent à Sacramento Ils ne virent donc rien de cette ville considérable siège de la législature de l État de Californie ni ses beaux quais ni ses rues larges ni ses hôtels splendides ni ses squares ni ses temples En sortant de Sacramento le train après avoir dépassé les stations de Junction de Roclin d Auburn et de Colfax s engagea dans le massif de la Sierra Nevada Il était sept heures du matin quand fut traversée la station de Cisco Une heure après le dortoir était redevenu un wagon ordinaire et les voyageurs pouvaient à travers les vitres entrevoir les points de vue pittoresques de ce montagneux pays Le tracé du train obéissait aux caprices de la Sierra ici accroché aux flancs de la montagne là suspendu au dessus des précipices évitant les angles brusques par des courbes audacieuses s élançant dans des gorges étroites que l on devait croire sans issues La locomotive étincelante comme une châsse avec son grand fanal qui jetait de fauves lueurs sa cloche argentée son « chasse vache » qui s étendait comme un éperon mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux des torrent et des cascades et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins Peu ou point de tunnels ni de pont sur le parcours Le rail road contournait le flanc des montagnes ne cherchant pas dans la ligne droite le plus court chemin d un point à un autre et ne violentant pas la nature Vers neuf heures par la vallée de Carson le train pénétrait dans l État de Nevada suivant toujours la direction du nord est A midi il quittait Reno où les voyageurs eurent vingt minutes pour déjeuner Depuis ce point la voie ferrée côtoyant Humboldt river s éleva pendant quelques milles vers le nord en suivant son cours Puis elle s infléchit vers l est et ne devait plus quitter le cours d eau avant d avoir atteint les Humboldt Ranges qui lui donnent naissance presque à l extrémité orientale de l État du Nevada Après avoir déjeuné Mr Fogg Mrs Aouda et leurs compagnons reprirent leur place dans le wagon Phileas Fogg la jeune femme Fix et Passepartout confortablement assis regardaient le paysage varié qui passait sous leurs yeux vastes prairies montagnes se profilant à l horizon « creeks » roulant leurs eaux écumeuses Parfois un grand troupeau de bisons se massant au loin apparaissait comme une digue mobile Ces innombrables armées de ruminants opposent souvent un insurmontable obstacle au passage des trains On a vu des milliers de ces animaux défiler pendant plusieurs heures en rangs pressés au travers du rail road La locomotive est alors forcée de s arrêter et d attendre que la voie soit redevenue libre Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion Vers trois heures du soir un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail road La machine après avoir modéré sa vitesse essaya d engager son éperon dans le flanc de l immense colonne mais elle dut s arrêter devant l impénétrable masse On voyait ces ruminants ces buffalos comme les appellent improprement les Américains marcher ainsi de leur pas tranquille poussant parfois des beuglements formidables Ils avaient une taille supérieure à celle des taureaux d Europe les jambes et la queue courtes le garrot saillant qui formait une bosse musculaire les cornes écartées à la base la tête le cou et les épaulés recouverts d une crinière à longs poils Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration Quand les bisons ont adopté une direction rien ne pourrait ni enrayer ni modifier leur marche C est un torrent de chair vivante qu aucune digue ne saurait contenir Les voyageurs dispersés sur les passerelles regardaient ce curieux spectacle Mais celui qui devait être le plus pressé de tous Phileas Fogg était demeuré à sa place et attendait philosophiquement qu il plût aux buffles de lui livrer passage Passepartout était furieux du retard que causait cette agglomération d animaux Il eût voulu décharger contre eux son arsenal de revolvers « Quel pays s écria t il De simples boeufs qui arrêtent des trains et qui s en vont là processionnellement sans plus se hâter que s ils ne gênaient pas la circulation Pardieu je voudrais bien savoir si Mr Fogg avait prévu ce contretemps dans son programme Et ce mécanicien qui n ose pas lancer sa machine à travers ce bétail encombrant » Le mécanicien n avait point tenté de renverser l obstacle et il avait prudemment agi Il eût écrasé sans doute les premiers buffles attaqués par l éperon de la locomotive mais si puissante qu elle fût la machine eût été arrêtée bientôt un déraillement se serait inévitablement produit et le train fût resté en détresse Le mieux était donc d attendre patiemment quitte ensuite à regagner le temps perdu par une accélération de la marche du train Le défilé des bisons dura trois grandes heures et la voie ne redevint libre qu à la nuit tombante A ce moment les derniers rangs du troupeau traversaient les rails tandis que les premiers disparaissaient au dessous de l horizon du sud Il était donc huit heures quand le train franchit les défilés des Humboldt Ranges et neuf heures et demie lorsqu il pénétra sur le territoire de l Utah la région du grand lac Salé le curieux pays des Mormons XXVII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES A L HEURE UN COURS D HISTOIRE MORMONE Pendant la nuit du 5 au 6 décembre le train courut au sud est sur un espace de cinquante milles environ puis il remonta d autant vers le nord est en s approchant du grand lac Salé Passepartout vers neuf heures du matin vint prendre l air sur les passerelles Le temps était froid le ciel gris mais il ne neigeait plus Le disque du soleil élargi par les brumes apparaissait comme une énorme pièce d or et Passepartout s occupait à en calculer la valeur en livres sterling quand il fut distrait de cet utile travail par l apparition d un personnage assez étrange Ce personnage qui avait pris le train à la station d Elko était un homme de haute taille très brun moustaches noires bas noirs chapeau de soie noir gilet noir pantalon noir cravate blanche gants de peau de chien On eût dit un révérend Il allait d une extrémité du train à l autre et sur la portière de chaque wagon il collait avec des pains à cacheter une notice écrite à la main Passepartout s approcha et lut sur une de ces notices que l honorable « elder » William Hitch missionnaire mormon profitant de sa présence sur le train n° 48 ferait de onze heures à midi dans le car n° 117 une conférence sur le mormonisme invitant à l entendre tous les gentlemen soucieux de s instruire touchant les mystères de la religion des « Saints des derniers jours » « Certes j irai » se dit Passepartout qui ne connaissait guère du mormonisme que ses usages polygames base de la société mormone La nouvelle se répandit rapidement dans le train qui emportait une centaine de voyageurs Sur ce nombre trente au plus alléchés par l appât de la conférence occupaient à onze heures les banquettes du car n° 117 Passepartout figurait au premier rang des fidèles Ni son maître ni Fix n avaient cru devoir se déranger A l heure dite l elder William Hitch se leva et d une voix assez irritée comme s il eût été contredit d avance il s écria « Je vous dis moi que Joe Smyth est un martyr que son frère Hvram est un martyr et que les persécutions du gouvernement de l Union contre les prophètes vont faire également un martyr de Brigham Young Qui oserait soutenir le contraire » Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire dont l exaltation contrastait avec sa physionomie naturellement calme Mais sans doute sa colère s expliquait par ce fait que le mormonisme était actuellement soumis à de dures épreuves Et en effet le gouvernement des États Unis venait non sans peine de réduire ces fanatiques indépendants Il s était rendu maître de l Utah et l avait soumis aux lois de l Union après avoir emprisonné Brigham Young accusé de rébellion et de polygamie Depuis cette époque les disciples du prophète redoublaient leurs efforts et en attendant les actes ils résistaient par la parole aux prétentions du Congrès On le voit l elder William Hitch faisait du prosélytisme jusqu en chemin de fer Et alors il raconta en passionnant son récit par les éclats de sa voix et la violence de ses gestes l histoire du mormonisme depuis les temps bibliques « comment dans Israël un prophète mormon de la tribu de Joseph publia les annales de la religion nouvelle et les légua à son fils Morom comment bien des siècles plus tard une traduction de ce précieux livre écrit en caractères égyptiens fut faite par Joseph Smyth junior fermier de l État de Vermont qui se révéla comme prophète mystique en 1825 comment enfin un messager céleste lui apparut dans une forêt lumineuse et lui remit les annales du Seigneur » En ce moment quelques auditeurs peu intéressés par le récit rétrospectif du missionnaire quittèrent le wagon mais William Hitch continuant raconta « comment Smyth junior réunissant son père ses deux frères et quelques disciples fonda la religion des Saints des derniers jours religion qui adoptée non seulement en Amérique mais en Angleterre en Scandinavie en Allemagne compte parmi ses fidèles des artisans et aussi nombre de gens exerçant des professions libérales comment une colonie fut fondée dans l Ohio comment un temple fut élevé au prix de deux cent mille dollars et une ville bâtie à Kirkland comment Smyth devint un audacieux banquier et reçut d un simple montreur de momies un papyrus contenant un récit écrit de la main d Abraham et autres célèbres Égyptiens » Cette narration devenant un peu longue les rangs des auditeurs s éclaircirent encore et le public ne se composa plus que d une vingtaine de personnes Mais l elder sans s inquiéter de cette désertion raconta avec détail « comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837 comme quoi ses actionnaires ruinés l enduisirent de goudron et le roulèrent dans la plume comme quoi on le retrouva plus honorable et plus honoré que jamais quelques années après à Independance dans le Missouri et chef d une communauté florissante qui ne comptait pas moins de trois mille disciples et qu alors poursuivi par la haine des gentils il dut fuir dans le Far West américain » Dix auditeurs étaient encore là et parmi eux l honnête Passepartout qui écoutait de toutes ses oreilles Ce fut ainsi qu il apprit « comment après de longues persécutions Smyth reparut dans l Illinois et fonda en 1839 sur les bords du Mississippi Nauvoo la Belle dont la population s éleva jusqu à vingt cinq mille âmes comment Smyth en devint le maire le juge suprême et le général en chef comment en 1843 il posa sa candidature à la présidence des États Unis et comment enfin attiré dans un guet apens à Carthage il fut jeté en prison et assassiné par une bande d hommes masqués » En ce moment Passepartout était absolument seul dans le wagon et l elder le regardant en face le fascinant par ses paroles lui rappela que deux ans après l assassinat de Smyth son successeur le prophète inspiré Brigham Young abandonnant Nauvoo vint s établir aux bords du lac Salé et que là sur cet admirable territoire au milieu de cette contrée fertile sur le chemin des émigrants qui traversaient l Utah pour se rendre en Californie la nouvelle colonie grâce aux principes polygames du mormonisme prit une extension énorme « Et voilà ajouta William Hitch voilà pourquoi la jalousie du Congrès s est exercée contre nous pourquoi les soldats de l Union ont foulé le sol de l Utah pourquoi notre chef le prophète Brigham Young a été emprisonné au mépris de toute justice Céderons nous à la force Jamais Chassés du Vermont chassés de l Illinois chassés de l Ohio chassés du Missouri chassés de l Utah nous retrouverons encore quelque territoire indépendant où nous planterons notre tente Et vous mon fidèle ajouta l elder en fixant sur son unique auditeur des regards courroucés planterez vous la vôtre à l ombre de notre drapeau Non » répondit bravement Passepartout qui s enfuit à son tour laissant l énergumène prêcher dans le désert Mais pendant cette conférence le train avait marché rapidement et vers midi et demi il touchait à sa pointe nord ouest le grand lac Salé De là on pouvait embrasser sur un vaste périmètre l aspect de cette mer intérieure qui porte aussi le nom de mer Morte et dans laquelle se jette un Jourdain d Amérique Lac admirable encadré de belles roches sauvages à larges assises encroûtées de sel blanc superbe nappe d eau qui couvrait autrefois un espace plus considérable mais avec le temps ses bords montant peu à peu ont réduit sa superficie en accroissant sa profondeur Le lac Salé long de soixante dix milles environ large de trente cinq est situé à trois mille huit cents pieds au dessus du niveau de la mer Bien différent du lac Asphaltite dont la dépression accuse douze cents pieds au dessous sa salure est considérable et ses eaux tiennent en dissolution le quart de leur poids de matière solide Leur pesanteur spécifique est de 1 170 celle de l eau distillée étant 1 000 Aussi les poissons n y peuvent vivre Ceux qu y jettent le Jourdain le Weber et autres creeks y périssent bientôt mais il n est pas vrai que la densité de ses eaux soit telle qu un homme n y puisse plonger Autour du lac la campagne était admirablement cultivée car les Mormons s entendent aux travaux de la terre des ranchos et des corrals pour les animaux domestiques des champs de blé de maïs de sorgho des prairies luxuriantes partout des haies de rosiers sauvages des bouquets d acacias et d euphorbes tel eût été l aspect de cette contrée six mois plus tard mais en ce moment le sol disparaissait sous une mince couche de neige qui le poudrait légèrement A deux heures les voyageurs descendaient à la station d Ogden Le train ne devant repartir qu à six heures Mr Fogg Mrs Aouda et leurs deux compagnons avaient donc le temps de se rendre à la Cité des Saints par le petit embranchement qui se détache de la station d Ogden Deux heures suffisaient à visiter cette ville absolument américaine et comme telle bâtie sur le patron de toutes les villes de l Union vastes échiquiers à longues lignes froides avec la « tristesse lugubre des angles droits » suivant l expression de Victor Hugo Le fondateur de la Cité des Saints ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue les Anglo Saxons Dans ce singulier pays où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur des institutions tout se fait « carrément » les villes les maisons et les sottises A trois heures les voyageurs se promenaient donc par les rues de la cité bâtie entre la rive du Jourdain et les premières ondulations des monts Wahsatch Ils y remarquèrent peu ou point d églises mais comme monuments la maison du prophète la Court house et l arsenal puis des maisons de brique bleuâtre avec vérandas et galeries entourées de jardins bordées d acacias de palmiers et de caroubiers Un mur d argile et de cailloux construit en 1853 ceignait la ville Dans la principale rue où se tient le marché s élevaient quelques hôtels ornés de pavillons et entre autres Lake Salt house Mr Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée Les rues étaient presque désertes sauf toutefois la partie du Temple qu ils n atteignirent qu après avoir traversé plusieurs quartiers entourés de palissades Les femmes étaient assez nombreuses ce qui s explique par la composition singulière des ménages mormons Il ne faut pas croire cependant que tous les Mormons soient polygames On est libre mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de l Utah qui tiennent surtout à être épousées car suivant la religion du pays le ciel mormon n admet point à la possession de ses béatitudes les célibataires du sexe féminin Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées ni heureuses Quelques unes les plus riches sans doute portaient une jaquette de soie noire ouverte à la taille sous une capuche ou un châle fort modeste Les autres n étaient vêtues que d indienne Passepartout lui en sa qualité de garçon convaincu ne regardait pas sans un certain effroi ces Mormones chargées de faire à plusieurs le bonheur d un seul Mormon Dans son bon sens c était le mari qu il plaignait surtout Cela lui paraissait terrible d avoir à guider tant de dames à la fois au travers des vicissitudes de la vie à les conduire ainsi en troupe jusqu au paradis mormon avec cette perspective de les y retrouver pour l éternité en compagnie du glorieux Smyth qui devait faire l ornement de ce lieu de délices Décidément il ne se sentait pas la vocation et il trouvait peut être s abusait il en ceci que les citoyennes de Great Lake City jetaient sur sa personne des regards un peu inquiétants Très heureusement son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se prolonger A quatre heures moins quelques minutes les voyageurs se retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons Le coup de sifflet se fit entendre mais au moment où les roues motrices de la locomotive patinant sur les rails commençaient à imprimer au train quelque vitesse ces cris « Arrêtez arrêtez » retentirent On n arrête pas un train en marche Le gentleman qui proférait ces cris était évidemment un Mormon attardé Il courait à perdre haleine Heureusement pour lui la gare n avait ni portes ni barrières Il s élança donc sur la voie sauta sur le marchepied de la dernière voiture et tomba essoufflé sur une des banquettes du wagon Passepartout qui avait suivi avec émotion les incidents de cette gymnastique vint contempler ce retardataire auquel il s intéressa vivement quand il apprit que ce citoyen de l Utah n avait ainsi pris la fuite qu à la suite d une scène de ménage Lorsque le Mormon eut repris haleine Passepartout se hasarda à lui demander poliment combien il avait de femmes à lui tout seul et à la façon dont il venait de décamper il lui en supposait une vingtaine au moins « Une monsieur répondit le Mormon en levant les bras au ciel une et c était assez » XXVIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR A FAIRE ENTENDRE LE LANGAGE DE LA RAISON Le train en quittant Great Salt Lake et la station d Ogden s éleva pendant une heure vers le nord jusqu à Weber river ayant franchi neuf cents milles environ depuis San Francisco A partir de ce point il reprit la direction de l est à travers le massif accidenté des monts Wahsatch C est dans cette partie du territoire comprise entre ces montagnes et les montagnes Rocheuses proprement dites que les ingénieurs américains ont été aux prises avec les plus sérieuses difficultés Aussi dans ce parcours la subvention du gouvernement de l Union s est elle élevée à quarante huit mille dollars par mille tandis qu elle n était que de seize mille dollars en plaine mais les ingénieurs ainsi qu il a été dit n ont pas violenté la nature ils ont rusé avec elle tournant les difficultés et pour atteindre le grand bassin un seul tunnel long de quatorze mille pieds a été percé dans tout le parcours du rail road C était au lac Salé même que le tracé avait atteint jusqu alors sa plus haute cote d altitude Depuis ce point son profil décrivait une courbe très allongée s abaissant vers la vallée du Bitter creek pour remonter jusqu au point de partage des eaux entre l Atlantique et le Pacifique Les rios étaient nombreux dans cette montagneuse région Il fallut franchir sur des ponceaux le Muddy le Green et autres Passepartout était devenu plus impatient à mesure qu il s approchait du but Mais Fix à son tour aurait voulu être déjà sorti de cette difficile contrée Il craignait les retards il redoutait les accidents et était plus pressé que Phileas Fogg lui même de mettre le pied sur la terre anglaise A dix heures du soir le train s arrêtait à la station de Fort Bridger qu il quitta presque aussitôt et vingt milles plus loin il entrait dans l État de Wyoming l ancien Dakota en suivant toute la vallée du Bitter creek d où s écoulent une partie des eaux qui forment le système hydrographique du Colorado Le lendemain 7 décembre il y eut un quart d heure d arrêt à la station de Green river La neige avait tombé pendant la nuit assez abondamment mais mêlée à de la pluie à demi fondue elle ne pouvait gêner la marche du train Toutefois ce mauvais temps ne laissa pas d inquiéter Passepartout car l accumulation des neiges en embourbant les roues des wagons eût certainement compromis le voyage « Aussi quelle idée se disait il mon maître a t il eue de voyager pendant l hiver Ne pouvait il attendre la belle saison pour augmenter ses chances » Mais en ce moment où l honnête garçon ne se préoccupait que de l état du ciel et de l abaissement de la température Mrs Aouda éprouvait des craintes plus vives qui provenaient d une tout autre cause En effet quelques voyageurs étaient descendus de leur wagon et se promenaient sur le quai de la gare de Green river en attendant le départ du train Or à travers la vitre la jeune femme reconnut parmi eux le colonel Stamp W Proctor cet Américain qui s était si grossièrement comporté à l égard de Phileas Fogg pendant le meeting de San Francisco Mrs Aouda ne voulant pas être vue se rejeta en arrière Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme Elle s était attachée à l homme qui si froidement que ce fût lui donnait chaque jour les marques du plus absolu dévouement Elle ne comprenait pas sans doute toute la profondeur du sentiment que lui inspirait son sauveur et à ce sentiment elle ne donnait encore que le nom de reconnaissance mais à son insu il y avait plus que cela Aussi son coeur se serra t il quand elle reconnut le grossier personnage auquel Mr Fogg voulait tôt ou tard demander raison de sa conduite Évidemment c était le hasard seul qui avait amené dans ce train le colonel Proctor mais enfin il y était et il fallait empêcher à tout prix que Phileas Fogg aperçut son adversaire Mrs Aouda lorsque le train se fut remis en route profita d un moment où sommeillait Mr Fogg pour mettre Fix et Passepartout au courant de la situation « Ce Proctor est dans le train s écria Fix Eh bien rassurez vous madame avant d avoir affaire au sieur à Mr Fogg il aura affaire à moi Il me semble que dans tout ceci c est encore moi qui ai reçu les plus graves insultes Et de plus ajouta Passepartout je me charge de lui tout colonel qu il est Monsieur Fix reprit Mrs Aouda Mr Fogg ne laissera à personne le soin de le venger Il est homme il l a dit à revenir en Amérique pour retrouver cet insulteur Si donc il aperçoit le colonel Proctor nous ne pourrons empêcher une rencontre qui peut amener de déplorables résultats Il faut donc qu il ne le voie pas Vous avez raison madame répondit Fix une rencontre pourrait tout perdre Vainqueur ou vaincu Mr Fogg serait retardé et Et ajouta Passepartout cela ferait le jeu des gentlemen du Reform Club Dans quatre jours nous serons à New York Eh bien si pendant quatre jours mon maître ne quitte pas son wagon on peut espérer que le hasard ne le mettra pas face à face avec ce maudit Américain que Dieu confonde Or nous saurons bien l empêcher » La conversation fut suspendue Mr Fogg s était réveillé et regardait la campagne à travers la vitre tachetée de neige Mais plus tard et sans être entendu de son maître ni de Mrs Aouda Passepartout dit à l inspecteur de police « Est ce que vraiment vous vous battriez pour lui Je ferai tout pour le ramener vivant en Europe » répondit simplement Fix d un ton qui marquait une implacable volonté Passepartout sentit comme un frisson lui courir par le corps mais ses convictions à l endroit de son maître ne faiblirent pas Et maintenant y avait il un moyen quelconque de retenir Mr Fogg dans ce compartiment pour prévenir toute rencontre entre le colonel et lui Cela ne pouvait être difficile le gentleman étant d un naturel peu remuant et peu curieux En tout cas l inspecteur de police crut avoir trouvé ce moyen car quelques instants plus tard il disait à Phileas Fogg « Ce sont de longues et lentes heures monsieur que celles que l on passe ainsi en chemin de fer En effet répondit le gentleman mais elles passent A bord des paquebots reprit l inspecteur vous aviez l habitude de faire votre whist Oui répondit Phileas Fogg mais ici ce serait difficile Je n ai ni cartes ni partenaires Oh les cartes nous trouverons bien à les acheter On vend de tout dans les wagons américains Quant aux partenaires si par hasard madame Certainement monsieur répondit vivement la jeune femme je connais le whist Cela fait partie de l éducation anglaise Et moi reprit Fix j ai quelques prétentions à bien jouer ce jeu Or à nous trois et un mort Comme il vous plaira monsieur » répondit Phileas Fogg enchanté de reprendre son jeu favori même en chemin de fer Passepartout fut dépêché à la recherche du steward et il revint bientôt avec deux jeux complets des fiches des jetons et une tablette recouverte de drap Rien ne manquait Le jeu commença Mrs Aouda savait très suffisamment le whist et elle reçut même quelques compliments du sévère Phileas Fogg Quant à l inspecteur il était tout simplement de première force et digne de tenir tête au gentleman « Maintenant se dit Passepartout à lui même nous le tenons Il ne bougera plus » A onze heures du matin le train avait atteint le point de partage des eaux des deux océans C était à Passe Bridger à une hauteur de sept mille cinq cent vingt quatre pieds anglais au dessus du niveau de la mer un des plus hauts points touchés par le profil du tracé dans ce passage à travers les montagnes Rocheuses Après deux cents milles environ les voyageurs se trouveraient enfin sur ces longues plaines qui s étendent jusqu à l Atlantique et que la nature rendait si propices à l établissement d une voie ferrée Sur le versant du bassin atlantique se développaient déjà les premiers rios affluents ou sous affluents de North Platte river Tout l horizon du nord et de l est était couvert par cette immense courtine semi circulaire qui forme la portion septentrionale des Rocky Mountains dominée par le pic de Laramie Entre cette courbure et la ligne de fer s étendaient de vastes plaines largement arrosées Sur la droite du rail road s étageaient les premières rampes du massif montagneux qui s arrondit au sud jusqu aux sources de la rivière de l Arkansas l un des grands tributaires du Missouri A midi et demi les voyageurs entrevoyaient un instant le fort Halleck qui commande cette contrée Encore quelques heures et la traversée des montagnes Rocheuses serait accomplie On pouvait donc espérer qu aucun accident ne signalerait le passage du train à travers cette difficile région La neige avait cessé de tomber Le temps se mettait au froid sec De grands oiseaux effrayés par la locomotive s enfuyaient au loin Aucun fauve ours ou loup ne se montrait sur la plaine C était le désert dans son immense nudité Après un déjeuner assez confortable servi dans le wagon même Mr Fogg et ses partenaires venaient de reprendre leur interminable whist quand de violents coups de sifflet se firent entendre Le train s arrêta Passepartout mit la tête à la portière et ne vit rien qui motivât cet arrêt Aucune station n était en vue Mrs Aouda et Fix purent craindre un instant que Mr Fogg ne songeât à descendre sur la voie Mais le gentleman se contenta de dire à son domestique « Voyez donc ce que c est » Passepartout s élança hors du wagon Une quarantaine de voyageurs avaient déjà quitté leurs places et parmi eux le colonel Stamp W Proctor Le train était arrêté devant un signal tourné au rouge qui fermait la voie Le mécanicien et le conducteur étant descendus discutaient assez vivement avec un garde voie que le chef de gare de Medicine Bow la station prochaine avait envoyé au devant du train Des voyageurs s étaient approchés et prenaient part à la discussion entre autres le susdit colonel Proctor avec son verbe haut et ses gestes impérieux Passepartout ayant rejoint le groupe entendit le garde voie qui disait « Non il n y a pas moyen de passer Le pont de Medicine Bow est ébranlé et ne supporterait pas le poids du train » Ce pont dont il était question était un pont suspendu jeté sur un rapide à un mille de l endroit où le convoi s était arrêté Au dire du garde voie il menaçait ruine plusieurs des fils étaient rompus et il était impossible d en risquer le passage Le garde voie n exagérait donc en aucune façon en affirmant qu on ne pouvait passer Et d ailleurs avec les habitudes d insouciance des Américains on peut dire que quand ils se mettent à être prudents il y aurait folie à ne pas l être Passepartout n osant aller prévenir son maître écoutait les dents serrées immobile comme une statue « Ah çà s écria le colonel Proctor nous n allons pas j imagine rester ici à prendre racine dans la neige Colonel répondit le conducteur on a télégraphié à la station d Omaha pour demander un train mais il n est pas probable qu il arrive à Medicine Bow avant six heures Six heures s écria Passepartout Sans doute répondit le conducteur D ailleurs ce temps nous sera nécessaire pour gagner à pied la station A pied s écrièrent tous les voyageurs Mais à quelle distance est donc cette station demanda l un d eux au conducteur A douze milles de l autre côté de la rivière Douze milles dans la neige » s écria Stamp W Proctor Le colonel lança une bordée de jurons s en prenant à la compagnie s en prenant au conducteur et Passepartout furieux n était pas loin de faire chorus avec lui Il y avait là un obstacle matériel contre lequel échoueraient cette fois toutes les bank notes de son maître Au surplus le désappointement était général parmi les voyageurs qui sans compter le retard se voyaient obligés à faire une quinzaine de milles à travers la plaine couverte de neige Aussi était ce un brouhaha des exclamations des vociférations qui auraient certainement attiré l attention de Phileas Fogg si ce gentleman n eût été absorbé par son jeu Cependant Passepartout se trouvait dans la nécessité de le prévenir et la tête basse il se dirigeait vers le wagon quand le mécanicien du train un vrai Yankee nommé Forster élevant la voix dit « Messieurs il y aurait peut être moyen de passer Sur le pont répondit un voyageur Sur le pont Avec notre train demanda le colonel Avec notre train » Passepartout s était arrêté et dévorait les paroles du mécanicien « Mais le pont menace ruine reprit le conducteur N importe répondit Forster Je crois qu en lançant le train avec son maximum de vitesse on aurait quelques chances de passer Diable » fit Passepartout Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatement séduits par la proposition Elle plaisait particulièrement au colonel Proctor Ce cerveau brûlé trouvait la chose très faisable Il rappela même que des ingénieurs avaient eu l idée de passer des rivières « sans pont » avec des trains rigides lancés à toute vitesse etc Et en fin de compte tous les intéressés dans la question se rangèrent à l avis du mécanicien « Nous avons cinquante chances pour passer disait l un Soixante disait l autre Quatre vingts quatre vingt dix sur cent » Passepartout était ahuri quoiqu il fût prêt à tout tenter pour opérer le passage du Medicine creek mais la tentative lui semblait un peu trop « américaine » « D ailleurs pensa t il il y a une chose bien plus simple à faire et ces gens là n y songent même pas » « Monsieur dit il à un des voyageurs le moyen proposé par le mécanicien me paraît un peu hasardé mais Quatre vingts chances répondit le voyageur qui lui tourna le dos Je sais bien répondit Passepartout en s adressant à un autre gentleman mais une simple réflexion Pas de réflexion c est inutile répondit l Américain interpellé en haussant les épaules puisque le mécanicien assure qu on passera Sans doute reprit Passepartout on passera mais il serait peut être plus prudent Quoi prudent s écria le colonel Proctor que ce mot entendu par hasard fit bondir A grande vitesse on vous dit Comprenez vous A grande vitesse Je sais je comprends répétait Passepartout auquel personne ne laissait achever sa phrase mais il serait sinon plus prudent puisque le mot vous choque du moins plus naturel Qui que quoi Qu a t il donc celui là avec son naturel » s écria t on de toutes parts Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre « Est ce que vous avez peur lui demanda le colonel Proctor Moi peur s écria Passepartout Eh bien soit Je montrerai à ces gens là qu un Français peut être aussi américain qu eux En voiture en voiture criait le conducteur Oui en voiture répétait Passepartout en voiture Et tout de suite Mais on ne m empêchera pas de penser qu il eût été plus naturel de nous faire d abord passer à pied sur ce pont nous autres voyageurs puis le train ensuite » Mais personne n entendit cette sage réflexion et personne n eût voulu en reconnaître la justesse Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon Passepartout reprit sa place sans rien dire de ce qui s était passé Les joueurs étaient tout entiers à leur whist La locomotive siffla vigoureusement Le mécanicien renversant la vapeur ramena son train en arrière pendant près d un mille reculant comme un sauteur qui veut prendre son élan Puis à un second coup de sifflet la marche en avant recommença elle s accéléra bientôt la vitesse devint effroyable on n entendait plus qu un seul hennissement sortant de la locomotive les pistons battaient vingt coups à la seconde les essieux des roues fumaient dans les boîtes à graisse On sentait pour ainsi dire que le train tout entier marchant avec une rapidité de cent milles à l heure ne pesait plus sur les rails La vitesse mangeait la pesanteur Et l on passa Et ce fut comme un éclair On ne vit rien du pont Le convoi sauta on peut le dire d une rive à l autre et le mécanicien ne parvint à arrêter sa machine emportée qu à cinq milles au delà de la station Mais à peine le train avait il franchi la rivière que le pont définitivement ruiné s abîmait avec fracas dans le rapide de Medicine Bow XXIX OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT QUE SUR LES RAIL ROADS DE L UNION Le soir même le train poursuivait sa route sans obstacles dépassait le fort Sauders franchissait la passe de Cheyenne et arrivait à la passe d Evans En cet endroit le rail road atteignait le plus haut point du parcours soit huit mille quatre vingt onze pieds au dessus du niveau de l océan Les voyageurs n avaient plus qu à descendre jusqu à l Atlantique sur ces plaines sans limites nivelées par la nature Là se trouvait sur le « grand trunk » l embranchement de Denver city la principale ville du Colorado Ce territoire est riche en mines d or et d argent et plus de cinquante mille habitants y ont déjà fixé leur demeure A ce moment treize cent quatre vingt deux milles avaient été faits depuis San Francisco en trois jours et trois nuits Quatre nuits et quatre jours selon toute prévision devaient suffire pour atteindre New York Phileas Fogg se maintenait donc dans les délais réglementaires Pendant la nuit on laissa sur la gauche le camp Walbah Le Lodge pole creek courait parallèlement à la voie en suivant la frontière rectiligne commune aux États du Wyoming et du Colorado A onze heures on entrait dans le Nebraska on passait près du Sedgwick et l on touchait à Julesburgh placé sur la branche sud de Platte river C est à ce point que se fit l inauguration de l Union Pacific Road le 23 octobre 1867 et dont l ingénieur en chef fut le général J M Dodge Là s arrêtèrent les deux puissantes locomotives remorquant les neuf wagons des invités au nombre desquels figurait le vice président Mr Thomas C Durant là retentirent les acclamations là les Sioux et les Pawnies donnèrent le spectacle d une petite guerre indienne là les feux d artifice éclatèrent là enfin se publia au moyen d une imprimerie portative le premier numéro du journal Railway Pioneer Ainsi fut célébrée l inauguration de ce grand chemin de fer instrument de progrès et de civilisation jeté à travers le désert et destiné à relier entre elles des villes et des cités qui n existaient pas encore Le sifflet de la locomotive plus puissant que la lyre d Amphion allait bientôt les faire surgir du sol américain A huit heures du matin le fort Mac Pherson était laissé en arrière Trois cent cinquante sept milles séparent ce point d Omaha La voie ferrée suivait sur sa rive gauche les capricieuses sinuosités de la branche sud de Platte river A neuf heures on arrivait à l importante ville de North Platte bâtie entre ces deux bras du grand cours d eau qui se rejoignent autour d elle pour ne plus former qu une seule artère affluent considérable dont les eaux se confondent avec celles du Missouri un peu au dessus d Omaha Le cent unième méridien était franchi Mr Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu Aucun d eux ne se plaignait de la longueur de la route pas même le mort Fix avait commencé par gagner quelques guinées qu il était en train de reperdre mais il ne se montrait pas moins passionné que Mr Fogg Pendant cette matinée la chance favorisa singulièrement ce gentleman Les atouts et les honneurs pleuvaient dans ses mains A un certain moment après avoir combiné un coup audacieux il se préparait à jouer pique quand derrière la banquette une voix se fit entendre qui disait « Moi je jouerais carreau » Mr Fogg Mrs Aouda Fix levèrent la tête Le colonel Proctor était près d eux Stamp W Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt « Ah c est vous monsieur l Anglais s écria le colonel c est vous qui voulez jouer pique Et qui le joue répondit froidement Phileas Fogg en abattant un dix de cette couleur Eh bien il me plaît que ce soit carreau » répliqua le colonel Proctor d une voix irritée Et il fit un geste pour saisir la carte jouée en ajoutant « Vous n entendez rien à ce jeu Peut être serai je plus habile à un autre dit Phileas Fogg qui se leva Il ne tient qu à vous d en essayer fils de John Bull » répliqua le grossier personnage Mrs Aouda était devenue pâle Tout son sang lui refluait au coeur Elle avait saisi le bras de Phileas Fogg qui la repoussa doucement Passepartout était prêt à se jeter sur l Américain qui regardait son adversaire de l air le plus insultant Mais Fix s était levé et allant au colonel Proctor il lui dit « Vous oubliez que c est moi à qui vous avez affaire monsieur moi que vous avez non seulement injurié mais frappé Monsieur Fix dit Mr Fogg je vous demande pardon mais ceci me regarde seul En prétendant que j avais tort de jouer pique le colonel m a fait une nouvelle injure et il m en rendra raison Quand vous voudrez et où vous voudrez répondit l Américain et à l arme qu il vous plaira » Mrs Aouda essaya vainement de retenir Mr Fogg L inspecteur tenta inutilement de reprendre la querelle à son compte Passepartout voulait jeter le colonel par la portière mais un signe de son maître l arrêta Phileas Fogg quitta le wagon et l Américain le suivit sur la passerelle « Monsieur dit Mr Fogg à son adversaire je suis fort pressé de retourner en Europe et un retard quelconque préjudicierait beaucoup à mes intérêts Eh bien qu est ce que cela me fait répondit le colonel Proctor Monsieur reprit très poliment Mr Fogg après notre rencontre à San Francisco j avais formé le projet de venir vous retrouver en Amérique dès que j aurais terminé les affaires qui m appellent sur l ancien continent Vraiment Voulez vous me donner rendez vous dans six mois Pourquoi pas dans six ans Je dis six mois répondit Mr Fogg et je serai exact au rendez vous Des défaites tout cela s écria Stamp W Proctor Tout de suite ou pas Soit répondit Mr Fogg Vous allez à New York Non A Chicago Non A Omaha Peu vous importe Connaissez vous Plum Creek Non répondit Mr Fogg C est la station prochaine Le train y sera dans une heure Il y stationnera dix minutes En dix minutes on peut échanger quelques coups de revolver Soit répondit Mr Fogg Je m arrêterai à Plum Creek Et je crois même que vous y resterez ajouta l Américain avec une insolence sans pareille Qui sait monsieur » répondit Mr Fogg et il rentra dans son wagon aussi froid que d habitude Là le gentleman commença par rassurer Mrs Aouda lui disant que les fanfarons n étaient jamais à craindre Puis il pria Fix de lui servir de témoin dans la rencontre qui allait avoir lieu Fix ne pouvait refuser et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu en jouant pique avec un calme parfait A onze heures le sifflet de la locomotive annonça l approche de la station de Plum Creek Mr Fogg se leva et suivi de Fix il se rendit sur la passerelle Passepartout l accompagnait portant une paire de revolvers Mrs Aouda était restée dans le wagon pâle comme une morte En ce moment la porte de l autre wagon s ouvrit et le colonel Proctor apparut également sur la passerelle suivi de son témoin un Yankee de sa trempe Mais à l instant où les deux adversaires allaient descendre sur la voie le conducteur accourut et leur cria « On ne descend pas messieurs Et pourquoi demanda le colonel Nous avons vingt minutes de retard et le train ne s arrête pas Mais je dois me battre avec monsieur Je le regrette répondit l employé mais nous repartons immédiatement Voici la cloche qui sonne » La cloche sonnait en effet et le train se remit en route « Je suis vraiment désolé messieurs dit alors le conducteur En toute autre circonstance j aurai pu vous obliger Mais après tout puisque vous n avez pas eu le temps de vous battre ici qui vous empêche de vous battre en route Cela ne conviendra peut être pas à monsieur dit le colonel Proctor d un air goguenard Cela me convient parfaitement » répondit Phileas Fogg « Allons décidément nous sommes en Amérique pensa Passepartout et le conducteur de train est un gentleman du meilleur monde » Et ce disant il suivit son maître Les deux adversaires leurs témoins précédés du conducteur se rendirent en passant d un wagon à l autre à l arrière du train Le dernier wagon n était occupé que par une dizaine de voyageurs Le conducteur leur demanda s ils voulaient bien pour quelques instants laisser la place libre à deux gentlemen qui avaient une affaire d honneur à vider Comment donc Mais les voyageurs étaient trop heureux de pouvoir être agréables aux deux gentlemen et ils se retirèrent sur les passerelles Ce wagon long d une cinquantaine de pieds se prêtait très convenablement à la circonstance Les deux adversaires pouvaient marcher l un sur l autre entre les banquettes et s arquebuser à leur aise Jamais duel ne fut plus facile à régler Mr Fogg et le colonel Proctor munis chacun de deux revolvers à six coups entrèrent dans le wagon Leurs témoins restés en dehors les y enfermèrent Au premier coup de sifflet de la locomotive ils devaient commencer le feu Puis après un laps de deux minutes on retirerait du wagon ce qui resterait des deux gentlemen Rien de plus simple en vérité C était même si simple que Fix et Passepartout sentaient leur coeur battre à se briser On attendait donc le coup de sifflet convenu quand soudain des cris sauvages retentirent Des détonations les accompagnèrent mais elles ne venaient point du wagon réservé aux duellistes Ces détonations se prolongeaient au contraire jusqu à l avant et sur toute la ligne du train Des cris de frayeur se faisaient entendre à l intérieur du convoi Le colonel Proctor et Mr Fogg revolver au poing sortirent aussitôt du wagon et se précipitèrent vers l avant où retentissaient plus bruyamment les détonations et les cris Ils avaient compris que le train était attaqué par une bande de Sioux Ces hardis Indiens n en étaient pas à leur coup d essai et plus d une fois déjà ils avaient arrêté les convois Suivant leur habitude sans attendre l arrêt du train s élançant sur les marchepieds au nombre d une centaine ils avaient escaladé les wagons comme fait un clown d un cheval au galop Ces Sioux étaient munis de fusils De là les détonations auxquelles les voyageurs presque tous armés ripostaient par des coups de revolver Tout d abord les Indiens s étaient précipités sur la machine Le mécanicien et le chauffeur avaient été à demi assommés à coups de casse tête Un chef sioux voulant arrêter le train mais ne sachant pas manoeuvrer la manette du régulateur avait largement ouvert l introduction de la vapeur au lieu de la fermer et la locomotive emportée courait avec une vitesse effroyable En même temps les Sioux avaient envahi les wagons ils couraient comme des singes en fureur sur les impériales ils enfonçaient les portières et luttaient corps à corps avec les voyageurs Hors du wagon de bagages forcé et pillé les colis étaient précipités sur la voie Cris et coups de feu ne discontinuaient pas Cependant les voyageurs se défendaient avec courage Certains wagons barricadés soutenaient un siège comme de véritables forts ambulants emportés avec une rapidité de cent milles à l heure Dès le début de l attaque Mrs Aouda s était courageusement comportée Le revolver à la main elle se défendait héroïquement tirant à travers les vitres brisées lorsque quelque sauvage se présentait à elle Une vingtaine de Sioux frappés à mort étaient tombés sur la voie et les roues des wagons écrasaient comme des vers ceux d entre eux qui glissaient sur les rails du haut des passerelles Plusieurs voyageurs grièvement atteints par les balles ou les casse tête gisaient sur les banquettes Cependant il fallait en finir Cette lutte durait déjà depuis dix minutes et ne pouvait que se terminer à l avantage des Sioux si le train ne s arrêtait pas En effet la station du fort Kearney n était pas à deux milles de distance Là se trouvait un poste américain mais ce poste passé entre le fort Kearney et la station suivante les Sioux seraient les maîtres du train Le conducteur se battait aux côtés de Mr Fogg quand une balle le renversa En tombant cet homme s écria « Nous sommes perdus si le train ne s arrête pas avant cinq minutes Il s arrêtera dit Phileas Fogg qui voulut s élancer hors du wagon Restez monsieur lui cria Passepartout Cela me regarde » Phileas Fogg n eut pas le temps d arrêter ce courageux garçon qui ouvrant une portière sans être vu des Indiens parvint à se glisser sous le wagon Et alors tandis que la lutte continuait pendant que les balles se croisaient au dessus de sa tête retrouvant son agilité sa souplesse de clown se faufilant sous les wagons s accrochant aux chaînes s aidant du levier des freins et des longerons des châssis rampant d une voiture à l autre avec une adresse merveilleuse il gagna ainsi l avant du train Il n avait pas été vu il n avait pu l être Là suspendu d une main entre le wagon des bagages et le tender de l autre il décrocha les chaînes de sûreté mais par suite de la traction opérée il n aurait jamais pu parvenir à dévisser la barre d attelage si une secousse que la machine éprouva n eût fait sauter cette barre et le train détaché resta peu à peu en arrière tandis que la locomotive s enfuyait avec une nouvelle vitesse Emporté par la force acquise le train roula encore pendant quelques minutes mais les freins furent manoeuvrés à l intérieur des wagons et le convoi s arrêta enfin à moins de cent pas de la station de Kearney Là les soldats du fort attirés par les coups de feu accoururent en hâte Les Sioux ne les avaient pas attendus et avant l arrêt complet du train toute la bande avait décampé Mais quand les voyageurs se comptèrent sur le quai de la station ils reconnurent que plusieurs manquaient à l appel et entre autres le courageux Français dont le dévouement venait de les sauver XXX DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR Trois voyageurs Passepartout compris avaient disparu Avaient ils été tués dans la lutte Etaient ils prisonniers des Sioux On ne pouvait encore le savoir Les blessés étaient assez nombreux mais on reconnut qu aucun n était atteint mortellement Un dès plus grièvement frappé c était le colonel Proctor qui s était bravement battu et qu une balle à l aine avait renversé Il fut transporté à la gare avec d autres voyageurs dont l état réclamait des soins immédiats Mrs Aouda était sauve Phileas Fogg qui ne s était pas épargné n avait pas une égratignure Fix était blessé au bras blessure sans importance Mais Passepartout manquait et des larmes coulaient des yeux de la jeune femme Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train Les roues des wagons étaient tachées de sang Aux moyeux et aux rayons pendaient d informes lambeaux de chair On voyait à perte de vue sur la plaine blanche de longues traînées rouges Les derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud du côté de Republican river Mr Fogg les bras croisés restait immobile Il avait une grave décision à prendre Mrs Aouda près de lui le regardait sans prononcer une parole Il comprit ce regard Si son serviteur était prisonnier ne devait il pas tout risquer pour l arracher aux Indiens « Je le retrouverai mort ou vivant dit il simplement à Mrs Aouda Ah monsieur monsieur Fogg s écria la jeune femme en saisissant les mains de son compagnon qu elle couvrit de larmes Vivant ajouta Mr Fogg si nous ne perdons pas une minute » Par cette résolution Phileas Fogg se sacrifiait tout entier Il venait de prononcer sa ruine Un seul jour de retard lui faisait manquer le paquebot à New York Son pari était irrévocablement perdu Mais devant cette pensée « C est mon devoir » il n avait pas hésité Le capitaine commandant le fort Kearney était là Ses soldats une centaine d hommes environ s étaient mis sur la défensive pour le cas où les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre la gare « Monsieur dit Mr Fogg au capitaine trois voyageurs ont disparu Morts demanda le capitaine Morts ou prisonniers répondit Phileas Fogg Là est une incertitude qu il faut faire cesser Votre intention est elle de poursuivre les Sioux Cela est grave monsieur dit le capitaine Ces Indiens peuvent fuir jusqu au delà de l Arkansas Je ne saurais abandonner le fort qui m est confié Monsieur reprit Phileas Fogg il s agit de la vie de trois hommes Sans doute mais puis je risquer la vie de cinquante pour en sauver trois Je ne sais si vous le pouvez monsieur mais vous le devez Monsieur répondit le capitaine personne ici n a à m apprendre quel est mon devoir Soit dit froidement Phileas Fogg J irai seul Vous monsieur s écria Fix qui s était approché aller seul à la poursuite des Indiens Voulez vous donc que je laisse périr ce malheureux à qui tout ce qui est vivant ici doit la vie J irai Eh bien non vous n irez pas seul s écria le capitaine ému malgré lui Non Vous êtes un brave coeur Trente hommes de bonne volonté » ajouta t il en se tournant vers ses soldats Toute la compagnie s avança en masse Le capitaine n eut qu à choisir parmi ces braves gens Trente soldats furent désignés et un vieux sergent se mit à leur tête « Merci capitaine dit Mr Fogg Vous me permettrez de vous accompagner demanda Fix au gentleman Vous ferez comme il vous plaira monsieur lui répondit Phileas Fogg Mais si vous voulez me rendre service vous resterez près de Mrs Aouda Au cas où il m arriverait malheur » Une pâleur subite envahit la figure de l inspecteur de police Se séparer de l homme qu il avait suivi pas à pas et avec tant de persistance Le laisser s aventurer ainsi dans ce désert Fix regarda attentivement le gentleman et quoi qu il en eût malgré ses préventions en dépit du combat qui se livrait en lui il baissa les yeux devant ce regard calme et franc « Je resterai » dit il Quelques instants après Mr Fogg avait serré la main de la jeune femme puis après lui avoir remis son précieux sac de voyage il partait avec le sergent et sa petite troupe Mais avant de partir il avait dit aux soldats « Mes amis il y a mille livres pour vous si nous sauvons les prisonniers » Il était alors midi et quelques minutes Mrs Aouda s était retirée dans une chambre de la gare et là seule elle attendait songeant à Phileas Fogg à cette générosité simple et grande à ce tranquille courage Mr Fogg avait sacrifié sa fortune et maintenant il jouait sa vie tout cela sans hésitation par devoir sans phrases Phileas Fogg était un héros à ses yeux L inspecteur Fix lui ne pensait pas ainsi et il ne pouvait contenir son agitation Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare Un moment subjugué il redevenait lui même Fogg parti il comprenait la sottise qu il avait faite de le laisser partir Quoi cet homme qu il venait de suivre autour du monde il avait consenti à s en séparer Sa nature reprenait le dessus il s incriminait il s accusait il se traitait comme s il eût été le directeur de la police métropolitaine admonestant un agent pris en flagrant délit de naïveté « J ai été inepte pensait il L autre lui aura appris qui j étais Il est parti il ne reviendra pas Où le reprendre maintenant Mais comment ai je pu me laisser fasciner ainsi moi Fix moi qui ai en poche son ordre d arrestation Décidément je ne suis qu une bête » Ainsi raisonnait l inspecteur de police tandis que les heures s écoulaient si lentement à son gré Il ne savait que faire Quelquefois il avait envie de tout dire à Mrs Aouda Mais il comprenait comment il serait reçu par la jeune femme Quel parti prendre Il était tenté de s en aller à travers les longues plaines blanches à la poursuite de ce Fogg Il ne lui semblait pas impossible de le retrouver Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la neige Mais bientôt sous une couche nouvelle toute empreinte s effaça Alors le découragement prit Fix Il éprouva comme une insurmontable envie d abandonner la partie Or précisément cette occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre ce voyage si fécond en déconvenues lui fut offerte En effet vers deux heures après midi pendant que la neige tombait à gros flocons on entendit de longs sifflets qui venaient de l est Une énorme ombre précédée d une lueur fauve s avançait lentement considérablement grandie par les brumes qui lui donnaient un aspect fantastique Cependant on n attendait encore aucun train venant de l est Les secours réclamés par le télégraphe ne pouvaient arriver sitôt et le train d Omaha à San Francisco ne devait passer que le lendemain On fut bientôt fixé Cette locomotive qui marchait à petite vapeur en jetant de grands coups de sifflet c était celle qui après avoir été détachée du train avait continué sa route avec une si effrayante vitesse emportant le chauffeur et le mécanicien inanimés Elle avait couru sur les rails pendant plusieurs milles puis le feu avait baissé faute de combustible la vapeur s était détendue et une heure après ralentissant peu à peu sa marche la machine s arrêtait enfin à vingt milles au delà de la station de Kearney Ni le mécanicien ni le chauffeur n avaient succombé et après un évanouissement assez prolongé ils étaient revenus à eux La machine était alors arrêtée Quand il se vit dans le désert la locomotive seule n ayant plus de wagons à sa suite le mécanicien comprit ce qui s était passé Comment la locomotive avait été détachée du train il ne put le deviner mais il n était pas douteux pour lui que le train resté en arrière se trouvât en détresse Le mécanicien n hésita pas sur ce qu il devait faire Continuer la route dans la direction d Omaha était prudent retourner vers le train que les Indiens pillaient peut être encore était dangereux N importe Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de sa chaudière le feu se ranima la pression monta de nouveau et vers deux heures après midi la machine revenait en arrière vers la station de Kearney C était elle qui sifflait dans la brume Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs quand ils virent la locomotive se mettre en tête du train Ils allaient pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu A l arrivée de la machine Mrs Aouda avait quitté la gare et s adressant au conducteur « Vous allez partir lui demanda t elle A l instant madame Mais ces prisonniers nos malheureux compagnons Je ne puis interrompre le service répondit le conducteur Nous avons déjà trois heures de retard Et quand passera l autre train venant de San Francisco Demain soir madame Demain soir mais il sera trop tard Il faut attendre C est impossible répondit le conducteur Si vous voulez partir montez en voiture Je ne partirai pas » répondit la jeune femme Fix avait entendu cette conversation Quelques instants auparavant quand tout moyen de locomotion lui manquait il était décidé à quitter Kearney et maintenant que le train était là prêt à s élancer qu il n avait plus qu à reprendre sa place dans le wagon une irrésistible force le rattachait au sol Ce quai de la gare lui brûlait les pieds et il ne pouvait s en arracher Le combat recommençait en lui La colère de l insuccès l étouffait Il voulait lutter jusqu au bout Cependant les voyageurs et quelques blessés entre autres le colonel Proctor dont l état était grave avaient pris place dans les wagons On entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée et la vapeur s échappait par les soupapes Le mécanicien siffla le train se mit en marche et disparut bientôt mêlant sa fumée blanche au tourbillon des neiges L inspecteur Fix était resté Quelques heures s écoulèrent Le temps était fort mauvais le froid très vif Fix assis sur un banc dans la gare restait immobile On eût pu croire qu il dormait Mrs Aouda malgré la rafale quittait à chaque instant la chambre qui avait été mise à sa disposition Elle venait à l extrémité du quai cherchant à voir à travers la tempête de neige voulant percer cette brume qui réduisait l horizon autour d elle écoutant si quelque bruit se ferait entendre Mais rien Elle rentrait alors toute transie pour revenir quelques moments plus tard et toujours inutilement Le soir se fit Le petit détachement n était pas de retour Où était il en ce moment Avait il pu rejoindre les Indiens Y avait il eu lutte ou ces soldats perdus dans la brume erraient ils au hasard Le capitaine du fort Kearney était très inquiet bien qu il ne voulût rien laisser paraître de son inquiétude La nuit vint la neige tomba moins abondamment mais l intensité du froid s accrut Le regard le plus intrépide n eût pas considéré sans épouvante cette obscure immensité Un absolu silence régnait sur la plaine Ni le vol d un oiseau ni la passée d un fauve n en troublait le calme infini Pendant toute cette nuit Mrs Aouda l esprit plein de pressentiments sinistres le coeur rempli d angoisses erra sur la lisière de la prairie Son imagination l emportait au loin et lui montrait mille dangers Ce qu elle souffrit pendant ces longues heures ne saurait s exprimer Fix était toujours immobile à la même place mais lui non plus il ne dormait pas A un certain moment un homme s était approché lui avait parlé même mais l agent l avait renvoyé après répondu à ses paroles par un signe négatif La nuit s écoula ainsi A l aube le disque à demi éteint du soleil se leva sur un horizon embrumé Cependant la portée du regard pouvait s étendre à une distance de deux milles C était vers le sud que Phileas Fogg et le détachement s étaient dirigés Le sud était absolument désert Il était alors sept heures du matin Le capitaine extrêmement soucieux ne savait quel parti prendre Devait il envoyer un second détachement au secours du premier Devait il sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui étaient sacrifiés tout d abord Mais son hésitation ne dura pas et d un geste appelant un de ses lieutenants il lui donnait l ordre de pousser une reconnaissance dans le sud quand des coups de feu éclatèrent Était ce un signal Les soldats se jetèrent hors du fort et à un demi mille ils aperçurent une petite troupe qui revenait en bon ordre Mr Fogg marchait en tête et près de lui Passepartout et les deux autres voyageurs arrachés aux mains des Sioux Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney Peu d instants avant l arrivée du détachement Passepartout et ses deux compagnons luttaient déjà contre leurs gardiens et le Français en avait assommé trois à coups de poing quand son maître et les soldats se précipitèrent à leur secours Tous les sauveurs et les sauvés furent accueillis par des cris de joie et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu il leur avait promise tandis que Passepartout se répétait non sans quelque raison « Décidément il faut avouer que je coûte cher à mon maître » Fix sans prononcer une parole regardait Mr Fogg et il eût été difficile d analyser les impressions qui se combattaient alors en lui Quant à Mrs Aouda elle avait pris la main du gentleman et elle la serrait dans les siennes sans pouvoir prononcer une parole Cependant Passepartout dès son arrivée avait cherché le train dans la gare Il croyait le trouver là prêt à filer sur Omaha et il espérait que l on pourrait encore regagner le temps perdu « Le train le train s écria t il Parti répondit Fix Et le train suivant quand passera t il demanda Phileas Fogg Ce soir seulement Ah » répondit simplement l impassible gentleman XXXI DANS LEQUEL L INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS DE PHILEAS FOGG Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures Passepartout la cause involontaire de ce retard était désespéré Il avait décidément ruiné son maître En ce moment l inspecteur s approcha de Mr Fogg et le regardant bien en face « Très sérieusement monsieur lui demanda t il vous êtes pressé Très sérieusement répondit Phileas Fogg J insiste reprit Fix Vous avez bien intérêt à être à New York le 11 avant neuf heures du soir heure du départ du paquebot de Liverpool Un intérêt majeur Et si votre voyage n eût pas été interrompu par cette attaque d Indiens vous seriez arrivé à New York le 11 dès le matin Oui avec douze heures d avance sur le paquebot Bien Vous avez donc vingt heures de retard Entre vingt et douze l écart est de huit C est huit heures à regagner Voulez vous tenter de le faire A pied demanda Mr Fogg Non en traîneau répondit Fix en traîneau à voiles Un homme m a proposé ce moyen de transport » C était l homme qui avait parlé à l inspecteur de police pendant la nuit et dont Fix avait refusé l offre Phileas Fogg ne répondit pas à Fix mais Fix lui ayant montré l homme en question qui se promenait devant la gare le gentleman alla à lui Un instant après Phileas Fogg et cet Américain nommé Mudge entraient dans une hutte construite au bas du fort Kearney Là Mr Fogg examina un assez singulier véhicule sorte de châssis établi sur deux longues poutres un peu relevées à l avant comme les semelles d un traîneau et sur lequel cinq ou six personnes pouvaient prendre place Au tiers du châssis sur l avant se dressait un mât très élevé sur lequel s enverguait une immense brigantine Ce mât solidement retenu par des haubans métalliques tendait un étai de fer qui servait à guinder un foc de grande dimension A l arrière une sorte de gouvernail godille permettait de diriger l appareil C était on le voit un traîneau gréé en sloop Pendant l hiver sur la plaine glacée lorsque les trains sont arrêtés par les neiges ces véhicules font des traversées extrêmement rapides d une station à l autre Ils sont d ailleurs prodigieusement voilés plus voilés même que ne peut l être un cotre de course exposé à chavirer et vent arrière ils glissent à la surface des prairies avec une rapidité égale sinon supérieure à celle des express En quelques instants un marché fut conclu entre Mr Fogg et le patron de cette embarcation de terre Le vent était bon Il soufflait de l ouest en grande brise La neige était durcie et Mudge se faisait fort de conduire Mr Fogg en quelques heures à la station d Omaha Là les trains sont fréquents et les voies nombreuses qui conduisent à Chicago et à New York Il n était pas impossible que le retard fût regagné Il n y avait donc pas à hésiter à tenter l aventure Mr Fogg ne voulant pas exposer Mrs Aouda aux tortures d une traversée en plein air par ce froid que la vitesse rendrait plus insupportable encore lui proposa de rester sous la garde de Passepartout à la station de Kearney L honnête garçon se chargerait de ramener la jeune femme en Europe par une route meilleure et dans des conditions plus acceptables Mrs Aouda refusa de se séparer de Mr Fogg et Passepartout se sentit très heureux de cette détermination En effet pour rien au monde il n eût voulu quitter son maître puisque Fix devait l accompagner Quant à ce que pensait alors l inspecteur de police ce serait difficile à dire Sa conviction avait elle été ébranlée par le retour de Phileas Fogg ou bien le tenait il pour un coquin extrêmement fort qui son tour du monde accompli devait croire qu il serait absolument en sûreté en Angleterre Peut être l opinion de Fix touchant Phileas Fogg était elle en effet modifiée Mais il n en était pas moins décidé à faire son devoir et plus impatient que tous à presser de tout son pouvoir le retour en Angleterre A huit heures le traîneau était prêt à partir Les voyageurs on serait tenté de dire les passagers y prenaient place et se serraient étroitement dans leurs couvertures de voyage Les deux immenses voiles étaient hissées et sous l impulsion du vent le véhicule filait sur la neige durcie avec une rapidité de quarante milles à l heure La distance qui sépare le fort Kearney d Omaha est en droite ligne à vol d abeille comme disent les Américains de deux cents milles au plus Si le vent tenait en cinq heures cette distance pouvait être franchie Si aucun incident ne se produisait à une heure après midi le traîneau devait avoir atteint Omaha Quelle traversée Les voyageurs pressés les uns contre les autres ne pouvaient se parler Le froid accru par la vitesse leur eût coupé la parole Le traîneau glissait aussi légèrement à la surface de la plaine qu une embarcation à la surface des eaux avec la houle en moins Quand la brise arrivait en rasant la terre il semblait que le traîneau fût enlevé du sol par ses voiles vastes ailes d une immense envergure Mudge au gouvernail se maintenait dans la ligne droite et d un coup de godille il rectifiait les embardées que l appareil tendait à faire Toute la toile portait Le foc avait été perqué et n était plus abrité par la brigantine Un mât de hune fut guindé et une flèche tendue au vent ajouta sa puissance d impulsion à celle des autres voiles On ne pouvait l estimer mathématiquement mais certainement la vitesse du traîneau ne devait pas être moindre de quarante milles à l heure « Si rien ne casse dit Mudge nous arriverons » Et Mudge avait intérêt à arriver dans le délai convenu car Mr Fogg fidèle à son système l avait alléché par une forte prime La prairie que le traîneau coupait en ligne droite était plate comme une mer On eût dit un immense étang glacé Le rail road qui desservait cette partie du territoire remontait du sud ouest au nord ouest par Grand Island Columbus ville importante du Nebraska Schuyler Fremont puis Omaha Il suivait pendant tout son parcours la rive droite de Platte river Le traîneau abrégeant cette route prenait la corde de l arc décrit par le chemin de fer Mudge ne pouvait craindre d être arrêté par la Platte river à ce petit coude qu elle fait en avant de Fremont puisque ses eaux étaient glacées Le chemin était donc entièrement débarrassé d obstacles et Phileas Fogg n avait donc que deux circonstances à redouter une avarie à l appareil un changement ou une tombée du vent Mais la brise ne mollissait pas Au contraire Elle soufflait à courber le mât que les haubans de fer maintenaient solidement Ces filins métalliques semblables aux cordes d un instrument résonnaient comme si un archet eût provoqué leurs vibrations Le traîneau s enlevait au milieu d une harmonie plaintive d une intensité toute particulière « Ces cordes donnent la quinte et l octave » dit Mr Fogg Et ce furent les seules paroles qu il prononça pendant cette traversée Mrs Aouda soigneusement empaquetée dans les fourrures et les couvertures de voyage était autant que possible préservée des atteintes du froid Quant à Passepartout la face rouge comme le disque solaire quand il se couche dans les brumes il humait cet air piquant Avec le fond d imperturbable confiance qu il possédait il s était repris à espérer Au lieu d arriver le matin à New York on y arriverait le soir mais il y avait encore quelques chances pour que ce fût avant le départ du paquebot de Liverpool Passepartout avait même éprouvé une forte envie de serrer la main de son allié Fix Il n oubliait pas que c était l inspecteur lui même qui avait procuré le traîneau à voiles et par conséquent le seul moyen qu il y eût de gagner Omaha en temps utile Mais par on ne sait quel pressentiment il se tint dans sa réserve accoutumée En tout cas une chose que Passepartout n oublierait jamais c était le sacrifice que Mr Fogg avait fait sans hésiter pour l arracher aux mains des Sioux A cela Mr Fogg avait risqué sa fortune et sa vie Non son serviteur ne l oublierait pas Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller à des réflexions si diverses le traîneau volait sur l immense tapis de neige S il passait quelques creeks affluents ou sous affluents de la Little Blue river on ne s en apercevait pas Les champs et les cours d eau disparaissaient sous une blancheur uniforme La plaine était absolument déserte Comprise entre l Union Pacific Road et l embranchement qui doit réunir Kearney à Saint Joseph elle formait comme une grande île inhabitée Pas un village pas une station pas même un fort De temps en temps on voyait passer comme un éclair quelque arbre grimaçant dont le blanc squelette se tordait sous la brise Parfois des bandes d oiseaux sauvages s enlevaient du même vol Parfois aussi quelques loups de prairies en troupes nombreuses maigres affamés poussés par un besoin féroce luttaient de vitesse avec le traîneau Alors Passepartout le revolver à la main se tenait prêt à faire feu sur les plus rapprochés Si quelque accident eût alors arrêté le traîneau les voyageurs attaqués par ces féroces carnassiers auraient couru les plus grands risques Mais le traîneau tenait bon il ne tardait pas à prendre de l avance et bientôt toute la bande hurlante restait en arrière A midi Mudge reconnut à quelques indices qu il passait le cours glacé de la Platte river Il ne dit rien mais il était déjà sûr que vingt milles plus loin il aurait atteint la station d Omaha Et en effet il n était pas une heure que ce guide habile abandonnant la barre se précipitait aux drisses des voiles et les amenait en bande pendant que le traîneau emporté par son irrésistible élan franchissait encore un demi mille à sec de toile Enfin il s arrêta et Mudge montrant un amas de toits blancs de neige disait « Nous sommes arrivés » Arrivés Arrivés en effet à cette station qui par des trains nombreux est quotidiennement en communication avec l est des États Unis Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs membres engourdis Ils aidèrent Mr Fogg et la jeune femme à descendre du traîneau Phileas Fogg régla généreusement avec Mudge auquel Passepartout serra la main comme à un ami et tous se précipitèrent vers la gare d Omaha C est à cette importante cité du Nebraska que s arrête le chemin de fer du Pacifique proprement dit qui met le bassin du Mississippi en communication avec le grand océan Pour aller d Omaha à Chicago le rail road sous le nom de « Chicago Rock island road » court directement dans l est en desservant cinquante stations Un train direct était prêt à partir Phileas Fogg et ses compagnons n eurent que le temps de se précipiter dans un wagon Ils n avaient rien vu d Omaha mais Passepartout s avoua à lui même qu il n y avait pas lieu de le regretter et que ce n était pas de voir qu il s agissait Avec une extrême rapidité ce train passa dans l État d Iowa par Council Bluffs Des Moines Iowa city Pendant la nuit il traversait le Mississippi à Davenport et par Rock Island il entrait dans l Illinois Le lendemain 10 à quatre heures du soir il arrivait à Chicago déjà relevée de ses ruines et plus fièrement assise que jamais sur les bords de son beau lac Michigan Neuf cents milles séparent Chicago de New York Les trains ne manquaient pas à Chicago Mr Fogg passa immédiatement de l un dans l autre La fringante locomotive du « Pittsburg Fort Wayne Chicago rail road » partit à toute vitesse comme si elle eût compris que l honorable gentleman n avait pas de temps à perdre Elle traversa comme un éclair l Indiana l Ohio la Pennsylvanie le New Jersey passant par des villes aux noms antiques dont quelques unes avaient des rues et des tramways mais pas de maisons encore Enfin l Hudson apparut et le 11 décembre à onze heures un quart du soir le train s arrêtait dans la gare sur la rive droite du fleuve devant le « pier » même des steamers de la ligne Cunard autrement dite « British and North American royal mail steam packet Co » Le China à destination de Liverpool était parti depuis quarante cinq minutes XXXII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA MAUVAISE CHANCE En partant le China semblait avoir emporté avec lui le dernier espoir de Phileas Fogg En effet aucun des autres paquebots qui font le service direct entre l Amérique et l Europe ni les transatlantiques français ni les navires du « White Star line » ni les steamers de la Compagnie Imman ni ceux de la ligne Hambourgeoise ni autres ne pouvaient servir les projets du gentleman En effet le Pereire de la Compagnie transatlantique française dont les admirables bâtiments égalent en vitesse et surpassent en confortable tous ceux des autres lignes sans exception ne partait que le surlendemain 14 décembre Et d ailleurs de même que ceux de la Compagnie hambourgeoise il n allait pas directement à Liverpool ou à Londres mais au Havre et cette traversée supplémentaire du Havre à Southampton en retardant Phileas Fogg eût annulé ses derniers efforts Quant aux paquebots Imman dont l un le City of Paris mettait en mer le lendemain il n y fallait pas songer Ces navires sont particulièrement affectés au transport des émigrants leurs machines sont faibles ils naviguent autant à la voile qu à la vapeur et leur vitesse est médiocre Ils employaient à cette traversée de New York à l Angleterre plus de temps qu il n en restait à Mr Fogg pour gagner son pari De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en consultant son Bradshaw qui lui donnait jour par jour les mouvements de la navigation transocéanienne Passepartout était anéanti Avoir manqué le paquebot de quarante cinq minutes cela le tuait C était sa faute à lui qui au lieu d aider son maître n avait cessé de semer des obstacles sur sa route Et quand il revoyait dans son esprit tous les incidents du voyage quand il supputait les sommes dépensées en pure perte et dans son seul intérêt quand il songeait que cet énorme pari en y joignant les frais considérables de ce voyage devenu inutile ruinait complètement Mr Fogg il s accablait d injures Mr Fogg ne lui fit cependant aucun reproche et en quittant le pier des paquebots transatlantiques il ne dit que ces mots « Nous aviserons demain Venez » Mr Fogg Mrs Aouda Fix Passepartout traversèrent l Hudson dans le Jersey city ferry boat et montèrent dans un fiacre qui les conduisit à l hôtel Saint Nicolas dans Broadway Des chambres furent mises à leur disposition et la nuit se passa courte pour Phileas Fogg qui dormit d un sommeil parfait mais bien longue pour Mrs Aouda et ses compagnons auxquels leur agitation ne permit pas de reposer Le lendemain c était le 12 décembre Du 12 sept heures du matin au 21 huit heures quarante cinq minutes du soir il restait neuf jours treize heures et quarante cinq minutes Si donc Phileas Fogg fût parti la veille par le China l un des meilleurs marcheurs de la ligne Cunard il serait arrivé à Liverpool puis à Londres dans les délais voulus Mr Fogg quitta l hôtel seul après avoir recommandé à son domestique de l attendre et de prévenir Mrs Aouda de se tenir prête à tout instant Mr Fogg se rendit aux rives de l Hudson et parmi les navires amarrés au quai ou ancrés dans le fleuve il rechercha avec soin ceux qui étaient en partance Plusieurs bâtiments avaient leur guidon de départ et se préparaient à prendre la mer à la marée du matin car dans cet immense et admirable port de New York il n est pas de jour où cent navires ne fassent route pour tous les points du monde mais la plupart étaient des bâtiments à voiles et ils ne pouvaient convenir à Phileas Fogg Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative quand il aperçut mouillé devant la Batterie à une encablure au plus un navire de commerce à hélice de formes fines dont la cheminée laissant échapper de gros flocons de fumée indiquait qu il se préparait à appareiller Phileas Fogg héla un canot s y embarqua et en quelques coups d aviron il se trouvait à l échelle de l Henrietta steamer à coque de fer dont tous les hauts étaient en bois Le capitaine de l Henrietta était à bord Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander le capitaine Celui ci se présenta aussitôt C était un homme de cinquante ans une sorte le loup de mer un bougon qui ne devait pas être commode Gros yeux teint de cuivre oxydé cheveux rouges forte encolure rien de l aspect d un homme du monde « Le capitaine demanda Mr Fogg C est moi Je suis Phileas Fogg de Londres Et moi Andrew Speedy de Cardif Vous allez partir Dans une heure Vous êtes chargé pour Bordeaux Et votre cargaison Des cailloux dans le ventre Pas de fret Je pars sur lest Vous avez des passagers Pas de passagers Jamais de passagers Marchandise encombrante et raisonnante Votre navire marche bien Entre onze et douze noeuds L Henrietta bien connue Voulez vous me transporter à Liverpool moi et trois personnes A Liverpool Pourquoi pas en Chine Je dis Liverpool Non Non Non Je suis en partance pour Bordeaux et je vais à Bordeaux N importe quel prix N importe quel prix » Le capitaine avait parlé d un ton qui n admettait pas de réplique « Mais les armateurs de l Henrietta reprit Phileas Fogg Les armateurs c est moi répondit le capitaine Le navire m appartient Je vous affrète Non Je vous l achète Non » Phileas Fogg ne sourcilla pas Cependant la situation était grave Il n en était pas de New York comme de Hong Kong ni du capitaine de l Henrietta comme du patron de la Tankadère Jusqu ici l argent du gentleman avait toujours eu raison des obstacles Cette fois ci l argent échouait Cependant il fallait trouver le moyen de traverser l Atlantique en bateau à moins de le traverser en ballon ce qui eût été fort aventureux et ce qui d ailleurs n était pas réalisable Il paraît pourtant que Phileas Fogg eut une idée car il dit au capitaine « Eh bien voulez vous me mener à Bordeaux Non quand même vous me paieriez deux cents dollars Je vous en offre deux mille 10 000 F Par personne Par personne Et vous êtes quatre Quatre » Le capitaine Speedy commença à se gratter le front comme s il eût voulu en arracher l épiderme Huit mille dollars à gagner sans modifier son voyage cela valait bien la peine qu il mît de côté son antipathie prononcée pour toute espèce de passager Des passagers à deux mille dollars d ailleurs ce ne sont plus des passagers c est de la marchandise précieuse « Je pars à neuf heures dit simplement le capitaine Speedy et si vous et les vôtres vous êtes là A neuf heures nous serons à bord » répondit non moins simplement Mr Fogg Il était huit heures et demie Débarquer de l Henrietta monter dans une voiture se rendre à l hôtel Saint Nicolas en ramener Mrs Aouda Passepartout et même l inséparable Fix auquel il offrait gracieusement le passage cela fut fait par le gentleman avec ce calme qui ne l abandonnait en aucune circonstance Au moment où l Henrietta appareillait tous quatre étaient à bord Lorsque Passepartout apprit ce que coûterait cette dernière traversée il poussa un de ces « Oh » prolongés qui parcourent tous les intervalles de la gamme chromatique descendante Quant à l inspecteur Fix il se dit que décidément la Banque d Angleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire En effet en arrivant et en admettant que le sieur Fogg n en jetât pas encore quelques poignées à la mer plus de sept mille livres 175 000 F manqueraient au sac à bank notes XXXIII OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE A LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES Une heure après le steamer Henrietta dépassait le Light boat qui marque l entrée de l Hudson tournait la pointe de Sandy Hook et donnait en mer Pendant la journée il prolongea Long Island au large du feu de Fire Island et courut rapidement vers l est Le lendemain 13 décembre à midi un homme monta sur la passerelle pour faire le point Certes on doit croire que cet homme était le capitaine Speedy Pas le moins du monde C était Phileas Fogg esq Quant au capitaine Speedy il était tout bonnement enfermé à clef dans sa cabine et poussait des hurlements qui dénotaient une colère bien pardonnable poussée jusqu au paroxysme Ce qui s était passé était très simple Phileas Fogg voulait aller à Liverpool le capitaine ne voulait pas l y conduire Alors Phileas Fogg avait accepté de prendre passage pour Bordeaux et depuis trente heures qu il était à bord il avait si bien manoeuvré à coups de bank notes que l équipage matelots et chauffeurs équipage un peu interlope qui était en assez mauvais termes avec le capitaine lui appartenait Et voilà pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du capitaine Speedy pourquoi le capitaine était enfermé dans sa cabine et pourquoi enfin l Henrietta se dirigeait vers Liverpool Seulement il était très clair à voir manoeuvrer Mr Fogg que Mr Fogg avait été marin Maintenant comment finirait l aventure on le saurait plus tard Toutefois Mrs Aouda ne laissait pas d être inquiète sans en rien dire Fix lui avait été abasourdi tout d abord Quant à Passepartout il trouvait la chose tout simplement adorable « Entre onze et douze noeuds » avait dit le capitaine Speedy et en effet l Henrietta se maintenait dans cette moyenne de vitesse Si donc que de « si » encore si donc la mer ne devenait pas trop mauvaise si le vent ne sautait pas dans l est s il ne survenait aucune avarie au bâtiment aucun accident à la machine l Henrietta dans les neuf jours comptés du 12 décembre au 21 pouvait franchir les trois mille milles qui séparent New York de Liverpool Il est vrai qu une fois arrivé l affaire de l Henrietta brochant sur l affaire de la Banque cela pouvait mener le gentleman un peu plus loin qu il ne voudrait Pendant les premiers jours la navigation se fit dans d excellentes conditions La mer n était pas trop dure le vent paraissait fixé au nord est les voiles furent établies et sous ses goélettes l Henrietta marcha comme un vrai transatlantique Passepartout était enchanté Le dernier exploit de son maître dont il ne voulait pas voir les conséquences l enthousiasmait Jamais l équipage n avait vu un garçon plus gai plus agile Il faisait mille amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours de voltige Il leur prodiguait les meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes Pour lui ils manoeuvraient comme des gentlemen et les chauffeurs chauffaient comme des héros Sa bonne humeur très communicative s imprégnait à tous Il avait oublié le passé les ennuis les périls Il ne songeait qu à ce but si près d être atteint et parfois il bouillait d impatience comme s il eût été chauffé par les fourneaux de l Henrietta Souvent aussi le digne garçon tournait autour de Fix il le regardait d un oeil « qui en disait long » mais il ne lui parlait pas car il n existait plus aucune intimité entre les deux anciens amis D ailleurs Fix il faut le dire n y comprenait plus rien La conquête de l Henrietta l achat de son équipage ce Fogg manoeuvrant comme un marin consommé tout cet ensemble de choses l étourdissait Il ne savait plus que penser Mais après tout un gentleman qui commençait par voler cinquante cinq mille livres pouvait bien finir par voler un bâtiment Et Fix fut naturellement amené à croire que l Henrietta dirigée par Fogg n allait point du tout à Liverpool mais dans quelque point du monde où le voleur devenu pirate se mettrait tranquillement en sûreté Cette hypothèse il faut bien l avouer était on ne peut plus plausible et le détective commençait à regretter très sérieusement de s être embarqué dans cette affaire Quant au capitaine Speedy il continuait à hurler dans sa cabine et Passepartout chargé de pourvoir à sa nourriture ne le faisait qu en prenant les plus grandes précautions quelque vigoureux qu il fût Mr Fogg lui n avait plus même l air de se douter qu il y eût un capitaine à bord Le 13 on passe sur la queue du banc de Terre Neuve Ce sont là de mauvais parages Pendant l hiver surtout les brumes y sont fréquentes les coups de vent redoutables Depuis la veille le baromètre brusquement abaissé faisait pressentir un changement prochain dans l atmosphère En effet pendant la nuit la température se modifia le froid devint plus vif et en même temps le vent sauta dans le sud est C était un contretemps Mr Fogg afin de ne point s écarter de sa route dut serrer ses voiles et forcer de vapeur Néanmoins la marche du navire fut ralentie attendu l état de la mer dont les longues lames brisaient contre son étrave Il éprouva des mouvements de tangage très violents et cela au détriment de sa vitesse La brise tournait peu à peu à l ouragan et l on prévoyait déjà le cas où l Henrietta ne pourrait plus se maintenir debout à la lame Or s il fallait fuir c était l inconnu avec toutes ses mauvaises chances Le visage de Passepartout se rembrunit en même temps que le ciel et pendant deux jours l honnête garçon éprouva de mortelles transes Mais Phileas Fogg était un marin hardi qui savait tenir tête à la mer et il fit toujours route même sans se mettre sous petite vapeur L Henrietta quand elle ne pouvait s élever à la lame passait au travers et son pont était balayé en grand mais elle passait Quelquefois aussi l hélice émergeait battant l air de ses branches affolées lorsqu une montagne d eau soulevait l arrière hors des flots mais le navire allait toujours de l avant Toutefois le vent ne fraîchit pas autant qu on aurait pu le craindre Ce ne fut pas un de ces ouragans qui passent avec une vitesse de quatre vingt dix milles à l heure Il se tint au grand frais mais malheureusement il souffla avec obstination de la partie du sud est et ne permit pas de faire de la toile Et cependant ainsi qu on va le voir il eût été bien utile de venir en aide à la vapeur Le 16 décembre c était le soixante quinzième jour écoulé depuis le départ de Londres En somme l Henrietta n avait pas encore un retard inquiétant La moitié de la traversée était à peu près faite et les plus mauvais parages avaient été franchis En été on eût répondu du succès En hiver on était à la merci de la mauvaise saison Passepartout ne se prononçait pas Au fond il avait espoir et si le vent faisait défaut du moins il comptait sur la vapeur Or ce jour là le mécanicien étant monté sur le pont rencontra Mr Fogg et s entretint assez vivement avec lui Sans savoir pourquoi par un pressentiment sans doute Passepartout éprouva comme une vague inquiétude Il eût donné une de ses oreilles pour entendre de l autre ce qui se disait là Cependant il put saisir quelques mots ceux ci entre autres prononcés par son maître « Vous êtes certain de ce que vous avancez Certain monsieur répondit le mécanicien N oubliez pas que depuis notre départ nous chauffons avec tous nos fourneaux allumés et si nous avions assez de charbon pour aller à petite vapeur de New York à Bordeaux nous n en avons pas assez pour aller à toute vapeur de New York à Liverpool J aviserai » répondit Mr Fogg Passepartout avait compris Il fut pris d une inquiétude mortelle Le charbon allait manquer « Ah si mon maître pare celle là se dit il décidément ce sera un fameux homme » Et ayant rencontré Fix il ne put s empêcher de le mettre au courant de la situation « Alors lui répondit l agent les dents serrées vous croyez que nous allons à Liverpool Parbleu Imbécile » répondit l inspecteur qui s en alla haussant les épaules Passepartout fut sur le point de relever vertement le qualificatif dont il ne pouvait d ailleurs comprendre la vraie signification mais il se dit que l infortuné Fix devait être très désappointé très humilié dans son amour propre après avoir si maladroitement suivi une fausse piste autour du monde et il passa condamnation Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg Cela était difficile à imaginer Cependant il paraît que le flegmatique gentleman en prit un car le soir même il fit venir le mécanicien et lui dit « Poussez les feux et faites route jusqu à complet épuisement du combustible » Quelques instants après la cheminée de l Henrietta vomissait des torrents de fumée Le navire continua donc de marcher à toute vapeur mais ainsi qu il l avait annoncé deux jours plus tard le 18 le mécanicien fit savoir que le charbon manquerait dans la journée « Que l on ne laisse pas baisser les feux répondit Mr Fogg Au contraire Que l on charge les soupapes » Ce jour là vers midi après avoir pris hauteur et calculé la position du navire Phileas Fogg fit venir Passepartout et il lui donna l ordre d aller chercher le capitaine Speedy C était comme si on eût commandé à ce brave garçon d aller déchaîner un tigre et il descendit dans la dunette se disant « Positivement il sera enragé » En effet quelques minutes plus tard au milieu de cris et de jurons une bombe arrivait sur la dunette Cette bombe c était le capitaine Speedy Il était évident qu elle allait éclater « Où sommes nous » telles furent les premières paroles qu il prononça au milieu des suffocations de la colère et certes pour peu que le digne homme eût été apoplectique il n en serait jamais revenu « Où sommes nous répéta t il la face congestionnée A sept cent soixante dix milles de Liverpool 300 lieues répondit Mr Fogg avec un calme imperturbable Pirate s écria Andrew Speedy Je vous ai fait venir monsieur Écumeur de mer monsieur reprit Phileas Fogg pour vous prier de me vendre votre navire Non de par tous les diables non C est que je vais être obligé de le brûler Brûler mon navire Oui du moins dans ses hauts car nous manquons de combustible Brûler mon navire s écria le capitaine Speedy qui ne pouvait même plus prononcer les syllabes Un navire qui vaut cinquante mille dollars 250 000 F En voici soixante mille 300 000 F répondit Phileas Fogg en offrant au capitaine une liasse de bank notes Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy On n est pas Américain sans que la vue de soixante mille dollars vous cause une certaine émotion Le capitaine oublia en un instant sa colère son emprisonnement tous ses griefs contre son passager Son navire avait vingt ans Cela pouvait devenir une affaire d or La bombe ne pouvait déjà plus éclater Mr Fogg en avait arraché la mèche « Et la coque en fer me restera dit il d un ton singulièrement radouci La coque en fer et la machine monsieur Est ce conclu Conclu » Et Andrew Speedy saisissant la liasse de bank notes les compta et les fit disparaître dans sa poche Pendant cette scène Passepartout était blanc Quant à Fix il faillit avoir un coup de sang Près de vingt mille livres dépensées et encore ce Fogg qui abandonnait à son vendeur la coque et la machine c est à dire presque la valeur totale du navire Il est vrai que la somme volée à la banque s élevait à cinquante cinq mille livres Quand Andrew Speedy eut empoché l argent « Monsieur lui dit Mr Fogg que tout ceci ne vous étonne pas Sachez que je perds vingt mille livres si je ne suis pas rendu à Londres le 21 décembre à huit heures quarante cinq du soir Or j avais manqué le paquebot de New York et comme vous refusiez de me conduire à Liverpool Et j ai bien fait par les cinquante mille diables de l enfer s écria Andrew Speedy puisque j y gagne au moins quarante mille dollars » Puis plus posément « Savez vous une chose ajouta t il capitaine Fogg Capitaine Fogg eh bien il y a du Yankee en vous » Et après avoir fait à son passager ce qu il croyait être un compliment il s en allait quand Phileas Fogg lui dit « Maintenant ce navire m appartient Certes de la quille à la pomme des mâts pour tout ce qui est « bois » s entend Bien Faites démolir les aménagements intérieurs et chauffez avec ces débris » On juge ce qu il fallut consommer de ce bois sec pour maintenir la vapeur en suffisante pression Ce jour là la dunette les rouffles les cabines les logements le faux pont tout y passa Le lendemain 19 décembre on brûla la mâture les dromes les esparres On abattit les mâts on les débita à coups de hache L équipage y mettait un zèle incroyable Passepartout taillant coupant sciant faisait l ouvrage de dix hommes C était une fureur de démolition Le lendemain 20 les bastingages les pavois les oeuvres mortes la plus grande partie du pont furent dévorés L Henrietta n était plus qu un bâtiment rasé comme un ponton Mais ce jour là on avait eu connaissance de la côte d Irlande et du feu de Fastenet Toutefois à dix heures du soir le navire n était encore que par le travers de Queenstown Phileas Fogg n avait plus que vingt quatre heures pour atteindre Londres Or c était le temps qu il fallait à l Henrietta pour gagner Liverpool même en marchant à toute vapeur Et la vapeur allait manquer enfin à l audacieux gentleman « Monsieur lui dit alors le capitaine Speedy qui avait fini par s intéresser à ses projets je vous plains vraiment Tout est contre vous Nous ne sommes encore que devant Queenstown Ah fit Mr Fogg c est Queenstown cette ville dont nous apercevons les feux Oui Pouvons nous entrer dans le port Pas avant trois heures A pleine mer seulement Attendons » répondit tranquillement Phileas Fogg sans laisser voir sur son visage que par une suprême inspiration il allait tenter de vaincre encore une fois la chance contraire En effet Queenstown est un port de la côte d Irlande dans lequel les transatlantiques qui viennent des États Unis jettent en passant leur sac aux lettres Ces lettres sont emportées à Dublin par des express toujours prêts à partir De Dublin elles arrivent à Liverpool par des steamers de grande vitesse devançant ainsi de douze heures les marcheurs les plus rapides des compagnies maritimes Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier d Amérique Phileas Fogg prétendait les gagner aussi Au lieu d arriver sur l Henrietta le lendemain soir à Liverpool il y serait à midi et par conséquent il aurait le temps d être à Londres avant huit heures quarante cinq minutes du soir Vers une heure du matin l Henrietta entrait à haute mer dans le port de Queenstown et Phileas Fogg après avoir reçu une vigoureuse poignée de main du capitaine Speedy le laissait sur la carcasse rasée de son navire qui valait encore la moitié de ce qu il l avait vendue Les passagers débarquèrent aussitôt Fix à ce moment eut une envie féroce d arrêter le sieur Fogg Il ne le fit pas pourtant Pourquoi Quel combat se livrait donc en lui Était il revenu sur le compte de Mr Fogg Comprenait il enfin qu il s était trompé Toutefois Fix n abandonna pas Mr Fogg Avec lui avec Mrs Aouda avec Passepartout qui ne prenait plus le temps de respirer il montait dans le train de Queenstown à une heure et demi du matin arrivait à Dublin au jour naissant et s embarquait aussitôt sur un des steamers vrais fuseaux d acier tout en machine qui dédaignant de s élever à la lame passent invariablement au travers A midi moins vingt le 21 décembre Phileas Fogg débarquait enfin sur le quai de Liverpool Il n était plus qu à six heures de Londres Mais à ce moment Fix s approcha lui mit la main sur l épaule et exhibant son mandat « Vous êtes le sieur Phileas Fogg dit il Oui monsieur Au nom de la reine je vous arrête » XXXIV QUI PROCURE A PASSEPARTOUT L OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE MAIS PEUT ÊTRE INÉDIT Phileas Fogg était en prison On l avait enfermé dans le poste de Custom house la douane de Liverpool et il devait y passer la nuit en attendant son transfèrement à Londres Au moment de l arrestation Passepartout avait voulu se précipiter sur le détective Des policemen le retinrent Mrs Aouda épouvantée par la brutalité du fait ne sachant rien n y pouvait rien comprendre Passepartout lui expliqua la situation Mr Fogg cet honnête et courageux gentleman auquel elle devait la vie était arrêté comme voleur La jeune femme protesta contre une telle allégation son coeur s indigna et des pleurs coulèrent de ses yeux quand elle vit qu elle ne pouvait rien faire rien tenter pour sauver son sauveur Quant à Fix il avait arrêté le gentleman parce que son devoir lui commandait de l arrêter fût il coupable ou non La justice en déciderait Mais alors une pensée vint à Passepartout cette pensée terrible qu il était décidément la cause de tout ce malheur En effet pourquoi avait il caché cette aventure à Mr Fogg Quand Fix avait révélé et sa qualité d inspecteur de police et la mission dont il était chargé pourquoi avait il pris sur lui de ne point avertir son maître Celui ci prévenu aurait sans doute donné à Fix des preuves de son innocence il lui aurait démontré son erreur en tout cas il n eût pas véhiculé à ses frais et à ses trousses ce malencontreux agent dont le premier soin avait été de l arrêter au moment où il mettait le pied sur le sol du Royaume Uni En songeant à ses fautes à ses imprudences le pauvre garçon était pris d irrésistibles remords Il pleurait il faisait peine à voir Il voulait se briser la tête Mrs Aouda et lui étaient restés malgré le froid sous le péristyle de la douane Ils ne voulaient ni l un ni l autre quitter la place Ils voulaient revoir encore une fois Mr Fogg Quant à ce gentleman il était bien et dûment ruiné et cela au moment où il allait atteindre son but Cette arrestation le perdait sans retour Arrivé à midi moins vingt à Liverpool le 21 décembre il avait jusqu à huit heures quarante cinq minutes pour se présenter au Reform Club soit neuf heures quinze minutes et il ne lui en fallait que six pour atteindre Londres En ce moment qui eût pénétré dans le poste de la douane eût trouvé Mr Fogg immobile assis sur un banc de bois sans colère imperturbable Résigné on n eût pu le dire mais ce dernier coup n avait pu l émouvoir au moins en apparence S était il formé en lui une de ces rages secrètes terribles parce qu elles sont contenues et qui n éclatent qu au dernier moment avec une force irrésistible On ne sait Mais Phileas Fogg était là calme attendant quoi Conservait il quelque espoir Croyait il encore au succès quand la porte de cette prison était fermée sur lui Quoi qu il en soit Mr Fogg avait soigneusement posé sa montre sur une table et il en regardait les aiguilles marcher Pas une parole ne s échappait de ses lèvres mais son regard avait une fixité singulière En tout cas la situation était terrible et pour qui ne pouvait lire dans cette conscience elle se résumait ainsi Honnête homme Phileas Fogg était ruiné Malhonnête homme il était pris Eut il alors la pensée de se sauver Songea t il à chercher si ce poste présentait une issue praticable Pensa t il à fuir On serait tenté de le croire car à un certain moment il fit le tour de la chambre Mais la porte était solidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de fer Il vint donc se rasseoir et il tira de son portefeuille l itinéraire du voyage Sur la ligne qui portait ces mots « 21 décembre samedi Liverpool » il ajouta « 80e jour 11 h 40 du matin » et il attendit Une heure sonna à l horloge de Custom house Mr Fogg constata que sa montre avançait de deux minutes sur cette horloge Deux heures En admettant qu il montât en ce moment dans un express il pouvait encore arriver à Londres et au Reform Club avant huit heures quarante cinq du soir Son front se plissa légèrement A deux heures trente trois minutes un bruit retentit au dehors un vacarme de portes qui s ouvraient On entendait la voix de Passepartout on entendait la voix de Fix Le regard de Phileas Fogg brilla un instant La porte du poste s ouvrit et il vit Mrs Aouda Passepartout Fix qui se précipitèrent vers lui Fix était hors d haleine les cheveux en désordre Il ne pouvait parler « Monsieur balbutia t il monsieur pardon une ressemblance déplorable Voleur arrêté depuis trois jours vous libre » Phileas Fogg était libre Il alla au détective Il le regarda bien en face et faisant le seul mouvement rapide qu il eût jamais fait eût qu il dût jamais faire de sa vie il ramena ses deux bras en arrière puis avec la précision d un automate il frappa de ses deux poings le malheureux inspecteur « Bien tapé » s écria Passepartout qui se permettant un atroce jeu de mots bien digne d un Français ajouta « Pardieu voilà ce qu on peut appeler une belle application de poings d Angleterre » Fix renversé ne prononça pas un mot Il n avait que ce qu il méritait Mais aussitôt Mr Fogg Mrs Aouda Passepartout quittèrent la douane Ils se jetèrent dans une voiture et en quelques minutes ils arrivèrent à la gare de Liverpool Phileas Fogg demanda s il y avait un express prêt à partir pour Londres Il était deux heures quarante L express était parti depuis trente cinq minutes Phileas Fogg commanda alors un train spécial Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression mais attendu les exigences du service le train spécial ne put quitter la gare avant trois heures A trois heures Phileas Fogg après avoir dit quelques mots au mécanicien d une certaine prime à gagner filait dans la direction de Londres en compagnie de la jeune femme et de son fidèle serviteur Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui sépare Liverpool de Londres chose très faisable quand la voie est libre sur tout le parcours Mais il y eut des retards forcés et quand le gentleman arriva à la gare neuf heures moins dix sonnaient à toutes les horloges de Londres Phileas Fogg après avoir accompli ce voyage autour du monde arrivait avec un retard de cinq minutes Il avait perdu XXXV DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L ORDRE QUE SON MAÎTRE LUI DONNE Le lendemain les habitants de Saville row auraient été bien surpris si on leur eût affirmé que Mr Fogg avait réintégré son domicile Portes et fenêtres tout était clos Aucun changement ne s était produit à l extérieur En effet après avoir quitté la gare Phileas Fogg avait donné à Passepartout l ordre d acheter quelques provisions et il était rentré dans sa maison Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le frappait Ruiné et par la faute de ce maladroit inspecteur de police Après avoir marché d un pas sûr pendant ce long parcours après avoir renversé mille obstacles bravé mille dangers ayant encore trouvé le temps de faire quelque bien sur sa route échouer au port devant un fait brutal qu il ne pouvait prévoir et contre lequel il était désarmé cela était terrible De la somme considérable qu il avait emportée au départ il ne lui restait qu un reliquat insignifiant Sa fortune ne se composait plus que des vingt mille livres déposées chez Baring frères et ces vingt mille livres il les devait à ses collègues du Reform Club Après tant de dépenses faites ce pari gagné ne l eût pas enrichi sans doute et il est probable qu il n avait pas cherché à s enrichir étant de ces hommes qui parient pour l honneur mais ce pari perdu le ruinait totalement Au surplus le parti du gentleman était pris Il savait ce qui lui restait à faire Une chambre de la maison de Saville row avait été réservée à Mrs Aouda La jeune femme était désespérée A certaines paroles prononcées par Mr Fogg elle avait compris que celui ci méditait quelque projet funeste On sait en effet à quelles déplorables extrémités se portent quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d une idée fixe Aussi Passepartout sans en avoir l air surveillait il son maître Mais tout d abord l honnête garçon était monté dans sa chambre et avait éteint le bec qui brûlait depuis quatre vingts jours Il avait trouvé dans la boîte aux lettres une note de la Compagnie du gaz et il pensa qu il était plus que temps d arrêter ces frais dont il était responsable La nuit se passa Mr Fogg s était couché mais avait il dormi Quant à Mrs Aouda elle ne put prendre un seul instant de repos Passepartout lui avait veillé comme un chien à la porte de son maître Le lendemain Mr Fogg le fit venir et lui recommanda en termes fort brefs de s occuper du déjeuner de Mrs Aouda Pour lui il se contenterait d une tasse de thé et d une rôtie Mrs Aouda voudrait bien l excuser pour le déjeuner et le dîner car tout son temps était consacré à mettre ordre à ses affaires Il ne descendrait pas Le soir seulement il demanderait à Mrs Aouda la permission de l entretenir pendant quelques instants Passepartout ayant communication du programme de la journée n avait plus qu à s y conformer Il regardait son maître toujours impassible et il ne pouvait se décider à quitter sa chambre Son coeur était gros sa conscience bourrelée de remords car il s accusait plus que jamais de cet irréparable désastre Oui s il eût prévenu Mr Fogg s il lui eût dévoilé les projets de l agent Fix Mr Fogg n aurait certainement pas traîné l agent Fix jusqu à Liverpool et alors Passepartout ne put plus y tenir « Mon maître monsieur Fogg s écria t il maudissez moi C est par ma faute que Je n accuse personne répondit Phileas Fogg du ton le plus calme Allez » Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme à laquelle il fit connaître les intentions de son maître « Madame ajouta t il je ne puis rien par moi même rien Je n ai aucune influence sur l esprit de mon maître Vous peut être Quelle influence aurais je répondit Mrs Aouda Mr Fogg n en subit aucune A t il jamais compris que ma reconnaissance pour lui était prête à déborder A t il jamais lu dans mon coeur Mon ami il ne faudra pas le quitter pas un seul instant Vous dites qu il a manifesté l intention de me parler ce soir Oui madame Il s agit sans doute de sauvegarder votre situation en Angleterre Attendons » répondit la jeune femme qui demeura toute pensive Ainsi pendant cette journée du dimanche la maison de Saville row fut comme si elle eût été inhabitée et pour la première fois depuis qu il demeurait dans cette maison Phileas Fogg n alla pas à son club quand onze heures et demie sonnèrent à la tour du Parlement Et pourquoi ce gentleman se fût il présenté au Reform Club Ses collègues ne l y attendaient plus Puisque la veille au soir à cette date fatale du samedi 21 décembre à huit heures quarante cinq Phileas Fogg n avait pas paru dans le salon du Reform Club son pari était perdu Il n était même pas nécessaire qu il allât chez son banquier pour y prendre cette somme de vingt mille livres Ses adversaires avaient entre les mains un chèque signé de lui et il suffisait d une simple écriture à passer chez Baring frères pour que les vingt mille livres fussent portées à leur crédit Mr Fogg n avait donc pas à sortir et il ne sortit pas Il demeura dans sa chambre et mit ordre à ses affaires Passepartout ne cessa de monter et de descendre l escalier de la maison de Saville row Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garçon Il écoutait à la porte de la chambre de son maître et ce faisant il ne pensait pas commettre la moindre indiscrétion Il regardait par le trou de la serrure et il s imaginait avoir ce droit Passepartout redoutait à chaque instant quelque catastrophe Parfois il songeait à Fix mais un revirement s était fait dans son esprit Il n en voulait plus à l inspecteur de police Fix s était trompé comme tout le monde à l égard de Phileas Fogg et en le filant en l arrêtant il n avait fait que son devoir tandis que lui Cette pensée l accablait et il se tenait pour le dernier des misérables Quand enfin Passepartout se trouvait trop malheureux d être seul il frappait à la porte de Mrs Aouda il entrait dans sa chambre il s asseyait dans un coin sans mot dire et il regardait la jeune femme toujours pensive Vers sept heures et demie du soir Mr Fogg fit demander à Mrs Aouda si elle pouvait le recevoir et quelques instants après la jeune femme et lui étaient seuls dans cette chambre Phileas Fogg prit une chaise et s assit près de la cheminée en face de Mrs Aouda Son visage ne reflétait aucune émotion Le Fogg du retour était exactement le Fogg du départ Même calme même impassibilité Il resta sans parler pendant cinq minutes Puis levant les yeux sur Mrs Aouda « Madame dit il me pardonnerez vous de vous avoir amenée en Angleterre Moi monsieur Fogg répondit Mrs Aouda en comprimant les battements de son coeur Veuillez me permettre d achever reprit Mr Fogg Lorsque j eus la pensée de vous entraîner loin de cette contrée devenue si dangereuse pour vous j étais riche et je comptais mettre une partie de ma fortune à votre disposition Votre existence eût été heureuse et libre Maintenant je suis ruiné Je le sais monsieur Fogg répondit la jeune femme et je vous demanderai à mon tour Me pardonnerez vous de vous avoir suivi et qui sait d avoir peut être en vous retardant contribué à votre ruine Madame vous ne pouviez rester dans l Inde et votre salut n était assuré que si vous vous éloigniez assez pour que ces fanatiques ne pussent vous reprendre Ainsi monsieur Fogg reprit Mrs Aouda non content de m arracher à une mort horrible vous vous croyiez encore obligé d assurer ma position à l étranger Oui madame répondit Fogg mais les événements ont tourné contre moi Cependant du peu qui me reste je vous demande la permission de disposer en votre faveur Mais vous monsieur Fogg que deviendrez vous demanda Mrs Aouda Moi madame répondit froidement le gentleman je n ai besoin de rien Mais comment monsieur envisagez vous donc le sort qui vous attend Comme il convient de le faire répondit Mr Fogg En tout cas reprit Mrs Aouda la misère ne saurait atteindre un homme tel que vous Vos amis Je n ai point d amis madame Vos parents Je n ai plus de parents Je vous plains alors monsieur Fogg car l isolement est une triste chose Quoi pas un coeur pour y verser vos peines On dit cependant qu à deux la misère elle même est supportable encore On le dit madame Monsieur Fogg dit alors Mrs Aouda qui se leva et tendit sa main au gentleman voulez vous à la fois d une parente et d une amie Voulez vous de moi pour votre femme » Mr Fogg à cette parole s était levé à son tour Il y avait comme un reflet inaccoutumé dans ses yeux comme un tremblement sur ses lèvres Mrs Aouda le regardait La sincérité la droiture la fermeté et la douceur de ce beau regard d une noble femme qui ose tout pour sauver celui auquel elle doit tout l étonnèrent d abord puis le pénétrèrent Il ferma les yeux un instant comme pour éviter que ce regard ne s enfonçât plus avant Quand il les rouvrit « Je vous aime dit il simplement Oui en vérité par tout ce qu il y a de plus sacré au monde je vous aime et je suis tout à vous Ah » s écria Mrs Aouda en portant la main à son coeur Passepartout fut sonné Il arriva aussitôt Mr Fogg tenait encore dans sa main la main de Mrs Aouda Passepartout comprit et sa large face rayonna comme le soleil au zénith des régions tropicales Mr Fogg lui demanda s il ne serait pas trop tard pour aller prévenir le révérend Samuel Wilson de la paroisse de Mary le Bone Passepartout sourit de son meilleur sourire « Jamais trop tard » dit il Il n était que huit heures cinq « Ce serait pour demain lundi dit il Pour demain lundi demanda Mr Fogg en regardant la jeune femme Pour demain lundi » répondit Mrs Aouda Passepartout sortit tout courant XXXVI DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ Il est temps de dire ici quel revirement de l opinion s était produit dans le Royaume Uni quand on apprit l arrestation du vrai voleur de la Banque un certain James Strand qui avait eu lieu le 17 décembre à Edimbourg Trois jours avant Phileas Fogg était un criminel que la police poursuivait à outrance et maintenant c était le plus honnête gentleman qui accomplissait mathématiquement son excentrique voyage autour du monde Quel effet quel bruit dans les journaux Tous les parieurs pour ou contre qui avaient déjà oublié cette affaire ressuscitèrent comme par magie Toutes les transactions redevenaient valables Tous les engagements revivaient et il faut le dire les paris reprirent avec une nouvelle énergie Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché Les cinq collègues du gentleman au Reform Club passèrent ces trois jours dans une certaine inquiétude Ce Phileas Fogg qu ils avaient oublié reparaissait à leurs yeux Où était il en ce moment Le 17 décembre jour où James Strand fut arrêté il y avait soixante seize jours que Phileas Fogg était parti et pas une nouvelle de lui Avait il succombé Avait il renoncé à la lutte ou continuait il sa marche suivant l itinéraire convenu Et le samedi 21 décembre à huit heures quarante cinq du soir allait il apparaître comme le dieu de l exactitude sur le seuil du salon du Reform Club Il faut renoncer à peindre l anxiété dans laquelle pendant trois jours vécut tout ce monde de la société anglaise On lança des dépêches en Amérique en Asie pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg On envoya matin et soir observer la maison de Saville row Rien La police elle même ne savait plus ce qu était devenu le détective Fix qui s était si malencontreusement jeté sur une fausse piste Ce qui n empêcha pas les paris de s engager de nouveau sur une plus vaste échelle Phileas Fogg comme un cheval de course arrivait au dernier tournant On ne le cotait plus à cent mais à vingt mais à dix mais à cinq et le vieux paralytique Lord Albermale le prenait lui à égalité Aussi le samedi soir y avait il foule dans Pall Mall et dans les rues voisines On eût dit un immense attroupement de courtiers établis en permanence aux abords du Reform Club La circulation était empêchée On discutait on disputait on criait les cours du « Phileas Fogg » comme ceux des fonds anglais Les policemen avaient beaucoup de peine à contenir le populaire et à mesure que s avançait l heure à laquelle devait arriver Phileas Fogg l émotion prenait des proportions invraisemblables Ce soir là les cinq collègues du gentleman étaient réunis depuis neuf heures dans le grand salon du Reform Club Les deux banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin l ingénieur Andrew Stuart Gauthier Ralph administrateur de la Banque d Angleterre le brasseur Thomas Flanagan tous attendaient avec anxiété Au moment où l horloge du grand salon marqua huit heures vingt cinq Andrew Stuart se levant dit « Messieurs dans vingt minutes le délai convenu entre Mr Phileas Fogg et nous sera expiré A quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool demanda Thomas Flanagan A sept heures vingt trois répondit Gauthier Ralph et le train suivant n arrive qu à minuit dix Eh bien messieurs reprit Andrew Stuart si Phileas Fogg était arrivé par le train de sept heures vingt trois il serait déjà ici Nous pouvons donc considérer le pari comme gagné Attendons ne nous prononçons pas répondit Samuel Fallentin Vous voyez que notre collègue est un excentrique de premier ordre Son exactitude en tout est bien connue Il n arrive jamais ni trop tard ni trop tôt et il apparaîtrait ici à la dernière minute que je n en serais pas autrement surpris Et moi dit Andrew Stuart qui était comme toujours très nerveux je le verrais je n y croirais pas En effet reprit Thomas Flanagan le projet de Phileas Fogg était insensé Quelle que fût son exactitude il ne pouvait empêcher des retards inévitables de se produire et un retard de deux ou trois jours seulement suffisait à compromettre son voyage Vous remarquerez d ailleurs ajouta John Sullivan que nous n avons reçu aucune nouvelle de notre collègue et cependant les fils télégraphiques ne manquaient pas sur son itinéraire Il a perdu messieurs reprit Andrew Stuart il a cent fois perdu Vous savez d ailleurs que le China le seul paquebot de New York qu il pût prendre pour venir à Liverpool en temps utile est arrivé hier Or voici la liste des passagers publiée par la Shipping Gazette et le nom de Phileas Fogg n y figure pas En admettant les chances les plus favorables notre collègue est à peine en Amérique J estime à vingt jours au moins le retard qu il subira sur la date convenue et le vieux Lord Albermale en sera lui aussi pour ses cinq mille livres C est évident répondit Gauthier Ralph et demain nous n aurons qu à présenter chez Baring frères le chèque de Mr Fogg » En ce moment l horloge du salon sonna huit heures quarante « Encore cinq minutes » dit Andrew Stuart Les cinq collègues se regardaient On peut croire que les battements de leur coeur avaient subi une légère accélération car enfin même pour de beaux joueurs la partie était forte Mais ils n en voulaient rien laisser paraître car sur la proposition de Samuel Fallentin ils prirent place à une table de jeu « Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le pari dit Andrew Stuart en s asseyant quand même on m en offrirait trois mille neuf cent quatre vingt dix neuf » L aiguille marquait en ce moment huit heures quarante deux minutes Les joueurs avaient pris les cartes mais à chaque instant leur regard se fixait sur l horloge On peut affirmer que quelle que fût leur sécurité jamais minutes ne leur avaient paru si longues « Huit heures quarante trois » dit Thomas Flanagan en coupant le jeu que lui présentait Gauthier Ralph Puis un moment de silence se fit Le vaste salon du club était tranquille Mais au dehors on entendait le brouhaha de la foule que dominaient parfois des cris aigus Le balancier de l horloge battait la seconde avec une régularité mathématique Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille « Huit heures quarante quatre » dit John Sullivan d une voix dans laquelle on sentait une émotion involontaire Plus qu une minute et le pari était gagné Andrew Stuart et ses collègues ne jouaient plus Ils avaient abandonné les cartes Ils comptaient les secondes A la quarantième seconde rien A la cinquantième rien encore A la cinquante cinquième on entendit comme un tonnerre au dehors des applaudissements des hurrahs et même des imprécations qui se propagèrent dans un roulement continu Les joueurs se levèrent A la cinquante septième seconde la porte du salon s ouvrit et le balancier n avait pas battu la soixantième seconde que Phileas Fogg apparaissait suivi d une foule en délire qui avait forcé l entrée du club et de sa voix calme « Me voici messieurs » disait il XXXVII DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N A RIEN GAGNÉ A FAIRE CE TOUR DU MONDE SI CE N EST LE BONHEUR Oui Phileas Fogg en personne On se rappelle qu à huit heures cinq du soir vingt cinq heures environ après l arrivée des voyageurs à Londres Passepartout avait été chargé par son maître de prévenir le révérend Samuel Wilson au sujet d un certain mariage qui devait se conclure le lendemain même Passepartout était donc parti enchanté Il se rendit d un pas rapide à la demeure du révérend Samuel Wilson qui n était pas encore rentré Naturellement Passepartout attendit mais il attendit vingt bonnes minutes au moins Bref il était huit heures trente cinq quand il sortit de la maison du révérend Mais dans quel état Les cheveux en désordre sans chapeau courant courant comme on n a jamais vu courir de mémoire d homme renversant les passants se précipitant comme une trombe sur les trottoirs En trois minutes il était de retour à la maison de Saville row et il tombait essoufflé dans la chambre de Mr Fogg Il ne pouvait parler « Qu y a t il demanda Mr Fogg Mon maître balbutia Passepartout mariage impossible Impossible Impossible pour demain Pourquoi Parce que demain c est dimanche Lundi répondit Mr Fogg Non aujourd hui samedi Samedi impossible Si si si si s écria Passepartout Vous vous êtes trompé d un jour Nous sommes arrivés vingt quatre heures en avance mais il ne reste plus que dix minutes » Passepartout avait saisi son maître au collet et il l entraînait avec une force irrésistible Phileas Fogg ainsi enlevé sans avoir le temps de réfléchir quitta sa chambre quitta sa maison sauta dans un cab promit cent livres au cocher et après avoir écrasé deux chiens et accroché cinq voitures il arriva au Reform Club L horloge marquait huit heures quarante cinq quand il parut dans le grand salon Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre vingts jours Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt mille livres Et maintenant comment un homme si exact si méticuleux avait il pu commettre cette erreur de jour Comment se croyait il au samedi soir 21 décembre quand il débarqua à Londres alors qu il n était qu au vendredi 20 décembre soixante dix neuf jours seulement après son départ Voici la raison de cette erreur Elle est fort simple Phileas Fogg avait « sans s en douter » gagné un jour sur son itinéraire et cela uniquement parce qu il avait fait le tour du monde en allant vers l est et il eût au contraire perdu ce jour en allant en sens inverse soit vers l ouest En effet en marchant vers l est Phileas Fogg allait au devant du soleil et par conséquent les jours diminuaient pour lui d autant de fois quatre minutes qu il franchissait de degrés dans cette direction Or on compte trois cent soixante degrés sur la circonférence terrestre et ces trois cent soixante degrés multipliés par quatre minutes donnent précisément vingt quatre heures c est à dire ce jour inconsciemment gagné En d autres termes pendant que Phileas Fogg marchant vers l est voyait le soleil passer quatre vingts fois au méridien ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que soixante dix neuf fois C est pourquoi ce jour là même qui était le samedi et non le dimanche comme le croyait Mr Fogg ceux ci l attendaient dans le salon du Reform Club Et c est ce que la fameuse montre de Passepartout qui avait toujours conservé l heure de Londres eût constaté si en même temps que les minutes et les heures elle eût marqué les jours Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres Mais comme il en avait dépensé en route environ dix neuf mille le résultat pécuniaire était médiocre Toutefois on l a dit l excentrique gentleman n avait en ce pari cherché que la lutte non la fortune Et même les mille livres restant il les partagea entre l honnête Passepartout et le malheureux Fix auquel il était incapable d en vouloir Seulement et pour la régularité il retint à son serviteur le prix des dix neuf cent vingt heures de gaz dépensé par sa faute Ce soir là même Mr Fogg aussi impassible aussi flegmatique disait à Mrs Aouda « Ce mariage vous convient il toujours madame Monsieur Fogg répondit Mrs Aouda c est à moi de vous faire cette question Vous étiez ruiné vous voici riche Pardonnez moi madame cette fortune vous appartient Si vous n aviez pas eu la pensée de ce mariage mon domestique ne serait pas allé chez le révérend Samuel Wilson je n aurais pas été averti de mon erreur et Cher monsieur Fogg dit la jeune femme Chère Aouda » répondit Phileas Fogg On comprend bien que le mariage se fit quarante huit heures plus tard et Passepartout superbe resplendissant éblouissant y figura comme témoin de la jeune femme Ne l avait il pas sauvée et ne lui devait on pas cet honneur Seulement le lendemain dès l aube Passepartout frappait avec fracas à la porte de son maître La porte s ouvrit et l impassible gentleman parut « Qu y a t il Passepartout Ce qu il y a monsieur Il y a que je viens d apprendre à l instant Quoi donc Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante dix huit jours seulement Sans doute répondit Mr Fogg en ne traversant pas l Inde Mais si je n avais pas traversé l Inde je n aurais pas sauvé Mrs Aouda elle ne serait pas ma femme et » Et Mr Fogg ferma tranquillement la porte Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari Il avait accompli en quatre vingts jours ce voyage autour du monde Il avait employé pour ce faire tous les moyens de transport paquebots railways voitures yachts bâtiments de commerce traîneaux éléphant L excentrique gentleman avait déployé dans cette affaire ses merveilleuses qualités de sang froid et d exactitude Mais après Qu avait il gagné à ce déplacement Qu avait il rapporté de ce voyage Rien dira t on Rien soit si ce n est une charmante femme qui quelque invraisemblable que cela puisse paraître le rendit le plus heureux des hommes En vérité ne ferait on pas pour moins que cela le Tour du Monde FIN TABLE DES MATIÈRES Chapitres I Dans lequel Phileas Fogg et Passepartout s acceptent réciproquement l un comme maître l autre comme domestique II Où Passepartout est convaincu qu il a enfin trouvé son idéal III Où s engage une conversation qui pourra coûter cher à Phileas Fogg IV Dans lequel Phileas Fogg stupéfie Passepartout son domestique V Dans lequel une nouvelle valeur apparaît sur la place de Londres VI Dans lequel l agent Fix montre une impatience bien légitime VII Qui témoigne une fois de plus de l inutilité des passeports en matière de police VIII Dans lequel Passepartout parle un peu plus peut être qu il ne conviendrait IX Où la mer Rouge et la mer des Indes se montrent propices aux desseins de Phileas Fogg X Où Passepartout est trop heureux d en être quitte en perdant sa chaussure XI Où Phileas Fogg achète une monture à un prix fabuleux XII Où Phileas Fogg et ses compagnons s aventurent à travers les forêts de l Inde et ce qui s ensuit XIII Dans lequel Passepartout prouve une fois de plus que la fortune sourit aux audacieux XIV Dans lequel Phileas Fogg descend toute l admirable vallée du Gange sans même songer à la voir XV Où le sac aux bank notes s allège encore de quelques milliers de livres XVI Où Fix n a pas l air de connaître du tout les choses dont on lui parle XVII Où il est question de choses et d autres pendant la traversée de Singapore à Hong Kong XVIII Dans lequel Phileas Fogg Passepartout Fix chacun de son côté va à ses affaires XIX Où Passepartout prend un trop vif intérêt à son maître et ce qui s ensuit XX Dans lequel Fix entre directement en relation avec Phileas Fogg XXI Où le patron de la Tankardère risque fort de perdre une prime de deux cents livres XXII Où Passepartout voit bien que même aux antipodes il est prudent d avoir quelque argent dans sa poche XXIII Dans lequel le nez de Passepartout s allonge démesurément XXIV Pendant lequel s accomplit la traversée de l océan Pacifique XXV Où l on donne un léger aperçu de San Francisco un jour de meeting XXVI Dans lequel on prend le train express du chemin de fer du Pacifique XXVII Dans lequel Passepartout suit avec une vitesse de vingt milles à l heure un cours d histoire mormone XXVIII Dans lequel Passepartout ne put parvenir à faire entendre le langage de la raison XXIX Où il sera fait le récit d incidents divers qui ne se rencontrent que sur les rails roads de l Union XXX Dans lequel Phileas Fogg fait tout simplement son devoir XXXI Dans lequel l inspecteur Fix prend très sérieusement les intérêts de Phileas Fogg XXXII Dans lequel Phileas Fogg engage une lutte directe contre la mauvaise chance XXXIII Où Phileas Fogg se montre à la hauteur des circonstances XXXIV Qui procure à Passepartout l occasion de faire un jeu de mots atroce mais peut être inédit XXXV Dans lequel Passepartout ne se fait pas répéter deux fois l ordre que son maître lui a donné XXXVI Dans lequel Phileas Fogg fait de nouveau prime sur le marché XXXVII Dans lequel il est prouvé que Phileas Fogg n a rien gagné à faire ce tour du monde si ce n est le bonheur